Cet essai qui paraissait anodin et réservé à un public averti lors de sa sortie en 2015, s'avère être un livre essentiel, peut-être l'un des plus importants qui soient. Comme l'indique son titre, ce texte est la démonstration implacable de la capacité de notre société industrielle à s'effondrer. Après sa lecture, la question n'est plus de savoir si la société telle que nous la connaissons va s'effondrer, mais quand. Jusqu'ici rien de bien nouveau ; après tout l'impermanence est la caractéristique fondamentale du monde physique et aucune civilisation n'est éternelle : elles se sont toutes effondrées par le passé, il n'y a aucune raison objective pour qu'il n'y en aille pas de même pour la nôtre.
Là où ça se corse, c'est que même les gens familiers du sujet pensent souvent que nous ne verrons pas l'effondrement de notre vivant, que celui-ci sera pour nos enfants ou nos petits-enfants, voire encore plus loin. C'est un mécanisme de protection psychologique parfaitement naturel et très bien décrit par la psychologie et les neurosciences, à l'instar du type qui n'ose même plus ouvrir ses factures parce qu'il sait très bien qu'il ne peut pas les payer, même si cette réaction est aussi par ailleurs un parfait exemple d'égoïsme (« je préfère que les catastrophes soient vécues par mes enfants que par moi-même »). Cependant les faits ne dépendent pas de nos croyances à leur sujet, et le premier enseignement de ce livre est peut-être que l'effondrement est imminent. L'ordre de grandeur serait de quelques années, une ou deux décennies au maximum. Bien évidemment, faire des prédictions c'est prendre le risque de se tromper, mais on a affaire là au problème des évolutions exponentielles, qui sont très difficiles à se représenter. C'est illustré par l'histoire du nénuphar qui double de surface chaque jour, et qui meurt le jour où il recouvre tout l'étang (faute de place) : la veille du jour de sa mort, il ne recouvrait que la moitié de l'étang. L'avant-veille, un quart de sa surface. Une semaine avant sa mort, il n'occupait que 0,8% de la surface de l'étang : en voyant toute cette surface restante disponible, pouvait-il alors avoir conscience qu'il ne lui restait qu'une semaine à vivre, même en sachant parfaitement qu'il doublait de taille chaque jour ? Or la majeure partie des grandeurs caractérisant notre société suivent des évolutions exponentielles : évolution du nombre d'humains sur Terre, évolution des rejets de CO2, évolution de la consommation de matières premières, évolution du taux de destruction des forêts primaires, etc. etc.
La collapsologie a pour définition première une chute brutale de la population humaine. Une autre définition, proposée par
Yves Cochet, est celle-ci : « processus à l'issue duquel les besoins de base (eau, alimentation, logement, habillement, énergie, etc.) ne sont plus fournis (à un coût raisonnable) à une majorité de la population par des services encadrés par la loi. » Les auteurs précisent que quand on parle d'effondrement au singulier, il s'agit plutôt de ce qu'en diront les historiens du futur en décrivant notre époque. Dans la pratique, pour ceux qui le vivront, il s'agirait plutôt d'une succession d'effondrements (économiques, écologiques, institutionnels, sociétaux) qui mis bout à bout, signeront au final l'effondrement total et global de la société moderne, industrielle et mondialisée. Ainsi les empires Romain ou Maya ne se sont pas effondrés du jour au lendemain, mais à l'issue d'un processus qui peut paraître soudain et très court avec le recul, mais qui s'est en réalité étalé sur plusieurs années.
Les auteurs dénoncent aussi la légèreté (au mieux) ou la condescendance (au pire) avec laquelle ce sujet est abordé dans le débat public. « On nous a déjà fait le coup » disent de nombreux commentateurs en se croyant éclairés, notamment avec la fin du monde annoncée pour 2012, sans parler des innombrables films et livres post-apocalyptiques : évoquer l'effondrement revient donc de façon manichéenne si caractéristique du débat public contemporain, à annoncer l'Apocalypse, position irrationnelle par excellence, donc fin du débat. Il y a de plus ce que les auteurs qualifient de « techno-béatitude », cette croyance que la technologie est toute puissante et qu'elle nous sauvera quoi qu'il arrive. Bref, le débat public est caricatural (en même temps quel que soit le sujet, le contraire eût été un scoop), et pourtant la collapsologie mérite mieux que ça étant donné l'énormité de ce sujet qui nous concerne tous au premier chef.
Ce sujet est transversal, transdisciplinaire, philosophique même à de nombreux égards, et au final bien moins déprimant que ce que les gens peuvent craindre au premier abord. C'est l'occasion de se poser des questions fondamentales, de redécouvrir ce qui compte vraiment dans la vie, d'inventer une nouvelle façon d'interagir entre êtres humains (donc de faire société) et avec les plantes et les animaux. Contrairement à une autre idée reçue, les êtres humains se comportent de façon très digne et altruiste dans les situations d'urgence, les événements comme le 11 septembre ou Fukushima le montrent. Cet altruisme et cette capacité à coopérer se retrouvent dans la nature de façon intra et inter espèces, d'ailleurs l'un des deux auteurs (
Pablo Servigne) a commis un autre essai intitulé : «
L'entraide, l'autre loi de la jungle ». L'effondrement n'est donc bien-sûr pas la fin du monde, mais une transition vers quelque chose d'autre, vers un monde qui peut être bien plus désirable que ce que nous connaissons actuellement, où le diptyque produire/consommer est devenu l'alpha et l'omega de la vie humaine. Une transition donc, certes douloureuse, mais vers un monde qui aurait plus de sens, plus humain, plus vertical, plus en phase avec la vie et la nature : finalement, n'est-ce pas ce à quoi une grande partie de l'humanité aspire ?