Le garçon, Gabriel, n'avait rien à faire. Sa serviette à la main, il se tenait debout, face à la rue, dont les vitres légèrement embuées du café encadraient un tronçon.
Il était trois heures de l'après-midi et il faisait sombre, dedans comme dehors. Dedans, c'était une pénombre riche, de la richesse des boiseries patinées qui recouvraient les murs et le plafond, de la richesse du velours pourpre des banquettes, avec, dans l'eau profonde des glaces biseautées, les reflets de quelques ampoules électriques déjà allumées.
Dehors, c'était la rue de Moulins, la grande route en somme, trop étroite, avec ses autos, son tram, ses magasins et son Prisunic à la façade agressive ; c'était trois heures et c'était l'hiver, sans pluie, sans neige, avec de l'humidité froide en suspens dans l'air sous un ciel de crépuscule.
Il rougit en franchissant le seuil de la salle à manger, parce qu'au moment d'entrer dans la vie il se rendait compte de toues ses gaucheries, de toute son ignorance. Il avait l'impression d'arriver les mains tellement vides.
Jamais, il n'avait vu la ville aussi propre, aussi claire, aussi gaie, grâce à la gelée et au soleil d'hiver. Derrière un mur d'école, il entendit le vacarme d'une récréation et il s'arrêta en pensant à toutes les récréations qu'il avait connu.
Il n'était pas triste. Il ne serait plus jamais triste. Il avait compris ce que Joseph Bourgues avait voulu dire quand il avait prononcé : "Ton père était un homme."
Dix fois au moins on a essayé de me marier. on ne regardait pas l'âge, je te le jure ! ... Pourvu que ce fût un parti reluisant... Ou bien de l'argent, beaucoup d'argent, ou bien un titre... Ou bien encore une situation importante dans le politique.
Il fut, pendant ces deux jours là, comme un convalescent. Il en avait les mouvements lents et prudents, et aussi ce sourire à peine esquissé, un sourire qui s'adressait aux choses comme pour les rendre bienveillantes, ou pour les remercier de ne pas être hostiles.