Il est une forme de décadence où l'écrivain virtuose, lassé des fadeurs du monde réel et mécanique, décide de fabriquer entièrement la teneur d'un univers aux teintes variées et aux émotions vives servant de refuge à son imagination, et, tel l'enfant autiste fuyant l'insensibilité décevante de sa conjoncture, fond toute son espérance et tout son oubli dans les règles inédites et hétéroclites d'une contrée qui offre enfin une portée aux hautes vertus que son environnement
lui semble incapable de valoriser. Là, il insère des individus, des prodiges et des destinées que l'existence effective ne permet plus, en son rêve juvénile et savant sis aux antipodes de sa piètre et terne modernité, réalisant une quintessence presque délirante de son idéal onirique, vivant et contemplant l'alternative incarnée à son ennui où la Vie émerge selon des lois surprenantes et personnelles, insultant presque aux valeurs veules de la réalité, en un style damasquiné qui orne sa conception artistique de reflets chatoyants et byzantins. L'écrivain alors, par réaction surtout au confort douceâtre et annihilant du vrai qui le consterne, déploie une écriture de contraste, à l'opposé des valeurs connues, intempestif éthiquement et esthétiquement, osant représenter des horreurs inhumaines et des humanités horribles, en abondance anomales qui pourtant suscitent sa bienveillance et son respect, comme tout ce qui diffère de l'anodin inoffensif où il baigne à saturation.
Il
lui faut ainsi le pittoresque et la faconde, parce qu'il requiert le neuf extérieur et intérieur.
L'écriture
lui est besoin, soulèvement intérieur contre ce qui est, c'est pourquoi il évite de se servir des faits, pourquoi ses inventions se passent trop de phénomènes ; il n'est vraiment heureux que parmi ses créations, c'est pourquoi elles diffèrent des observations et examens ; il se hâte de conquérir une terre étrangère, c'est pourquoi il est un peu aveugle à tout ce qui fait l'unité de la vérité. Tout son voeu est à la différence, fruit de son insatisfaction : c'est pourquoi il modèle des volontés et des divinités en un siècle dépossédé d'individus et de transcendances, il dépeint des mystères ésotériques réinstruisant et reconstituant la morale ambiante importune et sans grandeur, il rehausse toute beauté et tout mal d'une extase qui
lui ravive le coeur et
lui soulève l'esprit, il oeuvre dans le négatif photographique du réel, matérialisant une échappatoire par choc spéculaire et spagyrique. Comme il aspire foncièrement à survivre à la fatalité sinistre du monde normal et attendu, il extravague des univers meilleurs où il peut fuir, son appréciation du supérieur se situe dans l'élémental et le pur, que ce qui
lui nuit le plus est le blasement d'un monde obéissant aux mêmes codes sans force ni surprise. Il assume donc son écart éblouissant aux règles axiologiques de l'existence, innovant dans l'ampleur des possibles autant suaves que terribles, car c'est surtout l'indéracinable et prévisible milieu qui l'afflige. Il s'évade, cependant ce mouvement de dégoût est aussi refondation. Il ne se contente pas de partir puisqu'il crée les règles d'une nouvelle constitution. L'humanité l'afflige ; il invente donc une galaxie : de là tient son essor le genre vaste de la Fantasy.
« Ils avaient traversé une région moribonde, et alors que la caravane approchait des frontières du Yoros, le désert devint plus désolé encore. Les collines étaient sombres et arides, tels les corps allongés de géants momifiés. Les lits de rivières asséchés descendaient vers le fond lépreux de lacs encroûtés de sel. Des tourbillons de sable gris rampaient sur les falaises à moitié effondrées, là où jadis venaient clapoter les eaux. Des colonnes de poussières s'élevaient avant de disparaître comme des fantômes évanescents. le soleil dominait le paysage, braise monstrueuse dans le ciel charbonneux. » (page133)
Monstres et barbares. Démons et magie. Peuples formidables et paysages grandioses. Civilisations d'autres lois, multiples et se confrontant et heurtant. Physiologie supérieure, corps tordus et reforgés, facultés extrêmes, sexualités sans limite. Boissons et drogues, cauchemars, visions, excès, débauche. Âme vendue et vie éternelle. Teneur intrinsèquement innommable de créatures aux particularités antinaturelles et aux voeux sourds. Pratiques tabou, cannibalisme, torture, nécromancie. Vaste territoire de tests pour moeurs débridées, assumées, établies sur des bases aliens et cependant justifiables puisqu'au juste cet univers fictif ne vaut pas moins que le nôtre et que toute différence sociable et morale est concevable. Relativisme tant convoitée ! Et surtout, tous ingrédients appelant à la vitalité sensuelle qu'on quête partout et ne discerne plus : plaisir, sang, violence, luxe, terreur, puissance, tant d'hédonismes et de sadismes enviés et qui ne sont rejetés que par lâcheté, faute d'accès. Perspectives incommensurables, suscitant enfin la curiosité désinhibée et non plus la veule torpeur du confort bureaucratique paisible. Devenir pionnier de sa propre invocation, et arpenter les domaines émanés de soi qu'on sait sensible extrêmement et auquel on a confiance pour jouir. Tout est là-bas toujours à découvrir, aucune loi n'est figée, ne dépendre que des limites insoupçonnées de son imagination comme pour les extases sous opium où l'on sent qu'on pourrait vivre éternellement sur un divan. Que même les propriétés se réinitialisent d'une peuplade et d'une entité à l'autre, qu'il suffise de traverser une frontière arbitraire pour que l'exploration recommence, la même inquiétude et le même goût de la distinction, le même désir de mourir pour rien ou plutôt pour le transport de se sentir vivant, y compris par l'effroi et la douleur.
Tout plutôt que la lâche, insignifiante et immuable innocuité du réel contemporain.
« Des faits et gestes des habitants du Cincor, nul n'échappait aux volontés de Mmatmuor et Sodosma. Les esclaves parlaient, se mouvaient, mangeaient et buvaient comme lorsqu'ils étaient en vie. Leur ouïe, leur vue, leur toucher, valaient leurs sens antérieurs, mais leur esprit restait nimbé d'une redoutable sorcellerie. Ils ne se souvenaient que vaguement de leur vie passée, évoluant depuis leur retour dans un état brumeux, vide et ténébreux. L'eau du Léthé s'était mêlée à leur sang, devenu froid, figé ; les vapeurs du Léthé voilaient leurs yeux. Ils obéissaient aveuglément aux ordres tyranniques de leurs régents, sans protester, envahis d'un sentiment confus ; seuls les morts qui ont goûté au repos éternel et sont rappelés au triste sort des vivants peuvent connaître cette lassitude infinie. Aucune passion, aucune envie, aucun plaisir ne les habitait, rien que la langueur borgne dur réveil provoqué par le Léthé et le désir, sourd et incessant, de retourner à un sommeil profond. » (page 27)
Ainsi naquirent les
Lovecraft, les
Tolkien, les Smith et les Howard du monde moderne monotone et décevant, souvent marginaux, asociaux ou retirés, diversement insatisfaits : ils procédèrent du refus de s'adapter, du malaise d'appartenir au siècle atone, et de la seule entorse permise aux codes d'une réalité morne qu'ils jugèrent insupportable et maladive, à savoir la rébellion des imaginations éclatante de pays où l'on navigue et marche seul sans comparaison. Quand il n'existe pas un lieu qu'on puisse regarder avec désir, on le dessine et sculpte avec la précision d'un pygmalion : c'est toujours de sa propre intériorité qu'on tire le plus de plaisir, et il n'existe guère d'orgasme plus intense que ce
lui qu'on exhale de ses fantasmes profonds.
Or, comment s'étonner qu'au sein d'un univers où l'auteur est démiurge et qui doit sa naissance, ses attributs et ses moindres cartes au sentiment du manque d'élection, faute ici de mérite et d'audace, les personnages soient toujours mus par quelque destinée et poussés par des dieux incarnant, en ces États de primalité, la voix de l'écrivain à la fois cruel et généreux, et ne résistant pas à l'appel impérieux des rétablissements de gloire ? Les êtres y sont emportés par des puissances où se manifeste le Supérieur évanoui de la réalité : c'est la main du Créateur qui les guide. de Gandalf à Conan, ils appartiennent à un ordre mystique qui, quelle que soit leur conscience des forces qui les dominent, les emporte dans l'épopée faisant d'eux des exemples au nom même de l'Artiste : c'est pourquoi on les voit entraînés dans des aventures qui, chargées de leur conférer une légende et de les rendre immortels, prévalent sur le libre-arbitre, les plaçant aux confins de bibles en cours d'écriture. Ainsi leurs écrivains conçoivent-ils le paroxysme de l'existence : qu'une invisible omnipotence les distingue et fasse de toute vertu une carrière de grandeur.
Tout ceci est magnifique d'agonie transfigurée ; oui, mais tout ceci est largement inutile, car cette parure née du débattement n'enseigne pas au lecteur à vivre. On suit le psychotropisme inapplicable d'auteurs frustrés aspirant à une démesure salvatrice, et pourtant ces récits, qui ne sont que catharsis, quoique défoulement ordonné, ne visent même pas une altération du réel, ne sont qu'à peine originaux, point vraisemblables, car ils situent leur entière justification dans le plaisir de divaguer, d'errer dans des confins enviés, et l'intrigue compte peu : les nouvelles de Smith sont répétitives et leurs dénouements n'ont presque aucune importance, leur composition souffre de vices de planification qui sacrifie trop au souhait de s'épancher, et l'on se demande souvent si l'auteur ne s'est pas attaqué trop vite à son sujet, en dépit de sa virtuosité technique. Certains récits, ne procédant que de l'intention de sortir, sont, en dépit de leur grandiloquence fertile, d'une platitude narrative proprement enfantine et ne servent qu'à établir un décor de rêve à la Moreau ou Beksinski. On frôle parfois chez Smith, en un goût luxuriant, la vanité la plus complète, par désir pressé d'échapper totalement aux lois du monde : rien ne se rattache à des corps ou à des esprits tels qu'on les sait, il règne une inexactitude systématique dans l'art d'évoquer des sensations ou des réflexions, et au moment précis où l'on devine qu'il y aurait matière à un approfondissement de motifs humains qu'un réalisme ne permet pas d'explorer, l'écrivain contourne la difficulté et ne dessine par exemple que des langages que nul ne peut parler, que des sexes qui ne procurent qu'un plaisir neutre, que des guerriers ou sorciers qui font ce qu'ils sont supposés faire et croire selon la caste inédite où ils sont enfermés. Un Frodon est gentil mais on n'imagine pas comme il peut saillir dame Frodon, un savant Abdul al-Hazred est condamné à rester l'auteur fou du Nécronomicon sans intention plausible, et des nécromants ainsi que leurs dieux existent en une mythologie qui se moquent des rapports à la psychologie et à la physiologie : le plus souvent, tout n'y est que concepts, établis presque abstraitement et arbitrairement, et, faute d'édifier sur une chose réelle, étonne et lasse. C'est que pour n'importe quel contenant, aussi impressionnant soit-il, il faut un contenu, et que ce
lui-ci soit transposable au lecteur pour
lui réaliser un effet durable. Or, ces auteurs sont moins romanciers que devins, artisans de bijoux n'allant à aucun cou et de vêtements importables, comme des Parnassiens, et la forme qu'ils donnent à leurs fulgurations très libres s'accommode mal de la contrainte d'une histoire : c'est ce qui fait de Smith, même traduit, un poète en prose de si grande vertu mais un assembleur de péripéties aussi puéril. Chez tous ceux que j'ai cités, probablement, on discerne ces même tendance et appétence, je parle du défaut de nécessité de la forme romanesque ainsi que l'envie dominante d'une exaltation, et voilà comme une intrigue ne sert que de prétextes – trahissant de l'immaturité honteuse – à des gestes d'ampleur vaste et cosmiques qui constituent le véritable mobile des représentations. de
Lovecraft et des autres, on ne dit pas sérieusement que les intrigues et les personnages sont justes et crédibles, mais on retient surtout le décalage d'une vision pénétrante dont la somme, même d'une conséquence si faible sur le lecteur parce qu'inapplicable – décalage qui tend d'ailleurs à le maintenir passif dans une irréalité plaisante plutôt qu'à l'inciter à des actions de changement sur le monde –, réalise à plein une individualité du désespoir, de la fantasmagorie et de l'insaisissable alternative. C'est ce que Smith ne pouvait manifestement pas comprendre lorsqu'il écrivait pour sa défense, contre un propos de Sterling qui l'accusait de manquer à écrire des choses « de valeur vitale » : « Tout ce que peut concevoir l'imagination humaine se retrouve partie prenante de la vie, et une poésie telle que la mienne, correctement envisagée, ne constitue pas une « évasion » mais une extension. » (page 13) Or, pour « étendre » il faut commencer par se saisir de l'existant, puis le déplacer et l'étirer, ainsi développer des esprits hors de leurs catégories : qu'est-ce donc que Smith attrape et étale ? Tout son art est à dépeindre une altérité qu'il est même impossible, dérisoire ou fortuit de comparer :
Zothique n'est pas l'extension d'un territoire connu, mais c'est, quoi que nourrie d'une valeur vitale, une dimension parallèle qui n'apporte ni ne retranche rien à ce que nous savons.
Post-scriptum : La pièce de théâtre finale, en six scènes et curieuse, prouve qu'on peut efficacement transposer du Hugo dans le fantastique le plus poétique et abominable : en vingt pages, tout l'accessoire est expurgé, et l'on conserve une trame également forte ou faible, selon comme on voit ces motifs, où la forme dramatique trouve sa nécessité en excluant la plupart des emphases et atermoiements superflus. C'est l'exemple, je trouve, d'un travail où le dialogue détient l'importance qui justifie le choix générique, même si l'intrigue y est encore symbolique et rudimentaire, et si, de toute évidence, ses actions sont à peu près intransposables sur scène.
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