Citations sur Une journée d'Ivan Denissovitch (153)
C'est là, à l'appel du soir, quand ils rentrent par le portail du camp, que le détenus sont le plus battus par le vent, gelés, affamés de toute la journée; et pour eux, la louche de soupe aux légumes, brûlantes du soir, c'est comme la pluie dans le désert. Ils l'avalent d'une goulée. Pour eux, cette louche est plus précieuse que la liberté, plus précieuse que toute leur vie passée et que toute leur vie à venir.
Choukhov releva la tête et fit : « Oh ! ». Le ciel était d’un pur ! Et le soleil y avait grimpé, presque en haut de sa course. C’était merveilleux comme le travail fait passer le temps. Choukhov l’avait remarqué qui sait des fois : les journées, au camp, ça file sans qu’on s’en aperçoive. C’est le total de la peine qui n’a jamais l’air de bouger, comme si ça n’arrivait pas à raccourcir.
C’est l’usage que, le soir, la soupe soit bien plus clairette que le matin : le matin, il faut nourrir le zek, manière qu’il travaille, mais, le soir, qui dort dîne s’il ne crève.
Kildigs, lui, à attrapé vingt-cinq ans. Avant, c'était la belle époque : on vous donnait dix ans, à tout le monde, et tous du pareil au même. Seulement, en 49, le tarif a monté : vingt-cinq ans par tête, toujours à vue de nez. Or dix ans, ça peut encore se faire sans crever. Mais vingt-cinq, essayez voir!
À présent, c'est sûr que Der va se planter derrière les maçons pour regarder. Choukhov ne peut pas les sentir, ces regardeurs. Un jour, s'est-il pas avisé, ce cochon pur lard qui se prend pour un ingénieur, s'est-il pas avisé de vouloir lui apprendre comme on pose les briques ? Mais Choukhov lui a rigolé au nez. Commence par faire comme nous autres : quand tu auras bâti une maison de tes mains, après tu pourras te dire ingénieur.
- Voyons, Vania, qu'il fit, si l'administration avait deux sous de cervelle, tu te figures qu'elle obligerait ces types à piocher par un froid de loup ?
Et là dessus, il grogna trois ou quatre gros mots, ravalés de suite, vu que c'est mauvais de causer au froid.
Le froid coupait la figure. Saisi par l'âcreté du brouillard, Choukhov eu une quinte de toux. Moins vingt-sept dehors et trente-sept sous le bras : de Choukhov ou de l'hiver, qui allait posséder l'autre ?
... Elles étaient six, ces gosses, dans un compartiment à couchettes : des étudiantes de Leningrad qui rentraient d'un stage. Il y avait du beurre et bien des bonnes choses sur la tablette, des manteaux qui se balançaient aux crochets, des petites valises, cousues dans des housses... Des gosses qui passaient, feu vert, à côté de la vie. On a causé, on s'est raconté des blagues, on a prit le thé. "De quel wagon vous êtes ?" qu'elles me demandent, à la fin. J'ai pas pu, j'ai lâché un gros soupir et dis la vérité : qu'elles étaient, ces gamines, du wagon de la vie, et moi, de celui des morts...
Ces deux Estoniens-là étaient de teint clair, grands tous les deux, maigres tous les deux, avec, tous les deux, de grands nez, de grands yeux, et une façon de rester toujours ensemble, à croire que l'air du ciel aurait manqué à celui qui se trouvait sans l'autre.
Choukov avait rongé sa miche jusqu'aux doigts, mais en prenant soin de laisser un morceau de croûte, le demi-rond de la croûte d'en haut, parce qu'il n'y a pas cuiller au monde qui vaille un bout de pain pour vous nettoyer proprement une écuelle de kacha.