Citations sur La peau de l'ours (38)
Quand Suzanne et son enfant se présentent à la porte de la ferme familiale, escortés par les bûcherons, l'accueil n'est pas aussi chaleureux qu'espéré. Suzanne, apathique, crasseuse, effrayante, a perdu ses bonnes manières, sa joie de vivre, une partie de sa beauté et de son élocution, et l'enfant est un monstre sur lequel on n'ose même pas poser le regard. La famille ne leur propose pas de prendre un bain, le père n'offre même pas un quignon de pain et, repoussant violemment Suzanne de sa canne, il sort en hâte de la maison, court alerter le curé et le médecin : une folle ? une possédée ? une sorcière ?
Laisser les hommes croire en leur puissance pour avoir la paix
« Mon mari m'a répondu que souvent les hommes veulent échapper à leur condition mais qu'ils choisissent alors d'être un oiseau, que les hommes qui veulent être autre chose que ce qu'ils sont veulent voler, certainement pas se métamorphoser en ours pataud et lourd, mais moi je voudrais qu'on me greffe ta redoutable mâchoire, avoir un corps solennel de plusieurs tonnes et courir vite, me baigner sous une cascade grimper aux arbres, être une créature parmi les créatures ».
Mais parfois un visiteur frustré ou vexé perd patience, s'agace de mon indifférence, renonce à toute sympathie pour me considérer à nouveau comme un être inférieur que l'on peut tourmenter, dont on peut se moquer sans craindre de représailles, et de là-haut il me pisse dessus, me balance un morceau de pain truffé de lames de rasoir. Au milieu de la foule anonyme se dissimulent nombre d'hommes aigris, mécontents du monde dans lequel ils sont nés et qui tracassent les bêtes désarmées pour se soulager (...).
Je découvre le pouvoir des bêtes sur les esprits humains, un pouvoir bien plus fort que celui, misérable, que j'exerçais avec le monteur, le pouvoir de ranimer la démence, de provoquer la transe, une dévotion absolue, un amour affamé, un espoir insensé. _ Qu'attendent-ils de nous ?
nous prennent-ils pour des sauveurs ?
Je croyais être un roi déchu, je suis peut-être un Dieu, tombé, soumis, domestiqué, mais un Dieu.
Les hommes espèrent-ils que les bêtes tirent quelque leçon de la mise aux fers, imaginent-ils que la détention les fasse réfléchir et changer d'avis ?
Messagers d'un monde invisible, les monstres m'attirent, m'aimantent, et je finis par délaisser les écuyères, les funambules et les voltigeuses pour aller divaguer du côté des baraques de foire, où se tiennent d'autres femmes merveilleuses, mes sœurs en abomination.
Au fond de cette fosse, je sens la colère grandir, le ciel est si loin au-dessus de ma tête, inatteignable et perdu, je suis un animal sous cloche , visible mais exoatrié, banni mais sous le regarde de tous, il va falloir s’y faire, je m’y ferai, les animaux se font à presque tout, ils s’acclimatent et se modifient ou bien ils meurent.
Au zoo le temps s’étire morne et répétitif, c’est une rouille acide.
Le jour se lève. L'arrivée des hommes annonce la fin de notre règne nocturne.
Nos gueules se sont tues avec le retour de la lumière, nous jouons maintenant de nouvelles partitions conformes aux oreilles et aux attentes de nos maîtres, nous exprimons par des grognements simples et primaires la faim, la soif, le froid, ils nous imaginent heureux et en bonne santé, heureux de les retrouver, en bonne santé grâce à leurs soins.