J'ai rejoint cette communauté de déplacés, une colonie de rescapés sédentarisée à quelques mètres de la cité monochrome pour satisfaire la curiosité et l'appétit de ces bipèdes sans défense que sont les hommes, indigente espèce aux variations éteintes, aux capacités rabotées, aux teintes fanées.
Toi l'ours tu es tout ce que nous avons abandonné, tu es notre parent perdu dans les plis des siècles, nous ne sommes que ta version détériorée et ton ultime descendance, tu es une preuve la preuve que nous sommes nés du bois de l'eau des lacs et du lichen, vous les bêtes vous avez amorcé la pompe à vie, de vos culs et de vos gosiers est sortie la boue sur laquelle nous avons prospéré, quelle folie d'avoir été engendrée par de telles créatures.
Au fond de cette fosse le rat est mon unique compagnon, mon avenir et mon maître.
Je découvre le pouvoir des bêtes sur les esprits humains, un pouvoir bien plus fort que celui, misérable, que j'exerçais avec le montreur, le pouvoir de ranimer la démence, de provoquer la transe, une dévotion absolue, un amour affamé, un espoir insensé - qu'attendent-ils de nous ? nous prennent-ils pour leurs sauveurs ? Je croyais être un roi déchu, je suis peut-être un dieu, tombé, soumis, domestiqué, mais un dieu.
Dressé sur mes pattes arrière, tête déjetée vers la lune, cou tendu, ma nuque roule, je gronde aussi fort que possible, je me frappe la poitrine pour augmenter mon grognement qui doit s'élever hors de cette fosse, s'échapper pour rejoindre la symphonie bestiale et s'y mêler, courir le long des allées. Au brouhaha de l'humanité puis au silence de mort succède maintenant un concert animal, écheveau sonore qui grossit, s'étend, ne cessera qu'au lever du jour, s'éteindra aussi subitement qu'il est né. Tous les chants de la nature s'entrelacent et se superposent, oiseaux, félins, reptiles et fauves unissent leurs voix palpitantes et chacun de leur souffle me parvient distinctement, je pourrais isoler chaque note de cette chorale qui me propulse dans des états de transe et de douleur.