Je relis cette BD justement célèbre avec à l'esprit deux questions, ce qu'elle apporte à la connaissance de la Shoah, et ce que les images apportent au texte.
Spiegelman a commencé Maus en 1973, quand le mal qui a tué des millions de victimes et impliqué d'innombrables complices, ceux qui ont conçu, organisé, exécuté, nié ou toléré la Shoah, alors que ce mal était connu, jugé et commenté par les historiens et les philosophes. L'auteur/Artie, né en 1948, n'est pas un témoin ; il raconte sa difficile relation avec son père pour recueillir son témoignage. Son père et sa mère, Vladek et Anja, ont survécu aux camps. Leur premier fils Richieu, l'ainé d'Artie, a disparu après avoir été confié à des amis sûrs au début des persécutions. Renversant la chronologie, Artie décrit dans une première partie (Mon père saigne l'histoire) Vladek vieillissant, remarié, amer, et raconte dans une seconde partie (Et c'est là que mes ennuis ont commencé) sa survie au camp et lors de son évacuation. Il décrit Vladek comme égoïste, tyrannique et hypocondriaque : Sur certains points il est exactement comme les caricatures racistes du vieux juif avare (p 133). Artie en veut à son père de se sentir coupable, parce que son père a entretenu chez lui l'idée du mal, et parce que son frère a disparu. Dès les premières pages, Vladek inocule l'idée du mal dans la vie d'Artie enfant : Des amis ? Tes amis ? Enfermez-vous tous une semaine dans une seule pièce, sans rien à manger… ALORS tu verras ce que c'est, les amis ! (p 6). Dans ses dernières paroles, à la dernière case du livre, Vladek appelle Artie Richieu, du nom de son frère mort. La culpabilité d'Artie s'exacerbe à la mort de sa mère. Il déclare : Quand j'étais petit, il m'arrivait de me demander lequel de mes parents j'aurais laissé les nazis emmener aux fours crématoires si je ne pouvais en sauver qu'un seul. D'habitude, je sauvais ma mère, tu crois que c'est normal ? Sa femme répond charitablement : Personne n'est normal (p 174). Artie voit dans le succès de son livre un bénéfice coupable, acquis aux dépens des confidences de Vladek : on verra plus loin l'image des voyeurs intéressés.
Après Artie, Vladek. Son histoire commence par ses fiançailles et son mariage avec Anja, rapporte ses succès d'homme libre, et se poursuit de fuite en fuite jusqu'à sa capture au terme d'une série de trahisons. Vladek et Anja sont arrêtés ensemble en 1944 et enfermés 10 mois dans l'immense camp d'Auschwitz-Birkenau. Ils parviennent pourtant à se voir et Vladek arrive à secourir Anja. Ils en réchappent séparément et se retrouvent après de longues recherches. Artie note la réticence de son père à rappeler ses souvenirs ; ses esquives quand il lui demande comment il a survécu (Vladek explique tantôt avec candeur, tantôt avec colère, qu'il est fort, qu'il peut tout faire, et qu'il parle les langues des vainqueurs, l'allemand et l'anglais) ; et particulièrement ses manoeuvres d'évitement quand il l'interroge sur Anja, laquelle s'est suicidée en 1968, laissant un journal que Vladek a détruit. L'histoire de Vladek se dévoile progressivement, jamais complètement ; c'est l'histoire d'un homme et de son cercle ; dans sa pénombre, elle va au-delà de l'individu et de l'anecdote. Il est fréquent que les survivants d'un désastre se croient coupables d'être en vie, et parfois qu'ils pensent au suicide, et cette charge menace aussi leurs enfants. C'est vrai des survivants des catastrophes naturelles, c'est vrai aussi des membres indemnes d'une grave maladie familiale. Dans le cas de la Shoah, ces drames concentriques, tardivement vécus par des innocents, sont les séquelles ou les métastases du mal. La persistance du mal est le message de Maus.
Les images rapportent d'autres messages, complémentaire de ceux du texte. Dans la symbolique des lieux (p 127, dans un labyrinthe en croix gammée : Anja et moi, on n'avait pas où aller), surtout dans la symbolique des personnages. Les allemands sont des chats et les juifs des souris, comme les prédateurs et leurs proies, et les polonais sont des porcs. Il y a là plusieurs niveaux de complexité. Au début du récit, Vladek est un juif polonais qui fait son service militaire, et son visage de souris le distingue des polonais non juifs au visage porcin. Vladek porte un masque de porc quand il tente d'échapper à la déportation. Artie se représente avec une tête d'homme et un masque de souris, harcelé par les mouches, quand il réalise le bénéfice qu'il tire de sa narration ; les tentateurs, les voyeurs intéressés qui lui suggèrent une interprétation cinématographique, ont des faces humaines et des masques de chien. le graphisme est simple ; au sein de chaque type, les individus se ressemblent tous, en particulier les souris qui n'ont pas de bouche (parce que muettes ou sans défense ?) sinon en mourant, et dont l'expression ne varie que par le dessin des sourcils. Artie introduit un changement radical et transitoire dans son dessin quand il rappelle la mort de sa mère : ce sont quatre pages d'un dessin agressif, au décor expressionniste et à la vulgarité assumée à la Crumb. Cette rupture dans le dessin est aussi une rupture dans le récit : Artie reprochait à son père de lui cacher l'histoire de sa mère dans le camp ; dans cette parenthèse, il se reproche amèrement de s'être éloigné d'elle avant son suicide. Les images complètent aussi l'information sur les camps. Avant Auschwitz, la police juive a le visage de ses victimes (p 89). A Auschwitz, Vladek ne rencontre qu'un juste, un prêtre polonais au visage porcin, qui tire des présages hébraïques favorables de son matricule et qui l'aide à survivre (p 188). L'auteur confie à l'image la description ou les métaphores de l'anonymat, des tâches impossibles, de la faim, du froid, des sévices, des nuits debout, de la vermine, des loques qui entravent la course et le travail imposés et amènent à de nouvelles punitions : voir l'image humble et frontale qui illustre le texte p 189 : Mon Dieu, je vous en PRIE... Aidez-moi à trouver une ficelle et un soulier à ma taille ! Mais ici, Dieu, il venait pas, tout seuls, on était tous.
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Voilà l'histoire d'une souris, non c'est pas Mickey. C'est l'Histoire avec une souris, c'est Maus. C'est pour moi, une oeuvre majeure de la bande dessiné, un témoignage fort sur la shoah qui permet de ne pas oublier et faire (toujours) ce devoir de mémoire. de toucher des publics différents, d'aborder ce volet de l'Histoire par autre média ( autre que les films, les romans, les documentaires). C'est un livre d'utilité publique.
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Hmmm, je trouve que c'est une très bonne BD qui parle de l'holocauste et d'une personne qui a réellement existé et enduré une terrible partie de notre Histoire.
L'utilisation des animaux, le coup de crayon accentué, sombre et dense en font une oeuvre particulière et facilement identifiable.
Je pense l'avoir découvert un peu trop tard et du coup j'en attendais certainement un peu trop. Je trouve que l'histoire n'a pas un bon rythme.
Au début, cela prend peut-être trop de temps sur la famille et les amours. Après, cela s'enchaîne, à mon goût, beaucoup trop vite. On voit bien que Vladek est débrouillard, sait communiquer, bien s'entourer et anticiper. Mais, je n'arrive pas à me dire comment a-t-il réellement fait ?
Peut-être est-ce aussi l'objectif de l'auteur ? Il est impossible de se mettre à la place des victimes de la Shoah. En tant que lecteurs, nous ne pouvons qu'effleurer l'horreur qu'ils ont subie.
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Véritable monument de la bande dessinée, "Maus" fait partie de ces livres remarquables tant leur graphisme novateur que par le message qu'ils délivrent. Il s'agit non seulement d'une bande dessinée autobiographique, d'un témoignage sur la seconde Guerre Mondiale, mais également d'un émouvant récit sur la relation père/fils. Même si cette BD est loin de ressembler à celles que je lis habituellement, je suis ravie de l'avoir lue car elle unique en son genre.
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