C'est idiot d'être nostalgique. Il faudrait affronter le présent sans jamais ressentir le tremblement des sentiments passés.
La dernière chose que nous possédons, c'est notre histoire. Il y a 2000 ans, nous avons dû quitter notre terre, notre Jérusalem, nos temples, nos rois et nos armées. Nous avons été riches, pauvres, puissants, chassés, recherchés, pourchassés. Nous avons construit des temples en bois, en pierre. Ils ont été brûlés. Nous en avons construit d'autres. Vous les avez fait fermer. Mais notre histoire, personne ne nous la volera. Elle est inaliénable. On essaiera de nous tuer, jusqu'au dernier. On essaiera de trahir, de falsifier, d'effacer... Mais il y aura toujours un scribe pour recopier, un homme pour lire, un écrit quelque part. Vous êtes l'incarnation de notre pire ennemi : l'oubli. L'effacement par le feu. La mort programmée. Vous êtes la négation de ce qui a été par le verbe et le ventre. Mais vous ne volerez pas notre histoire.
Je vais mourir parce que je suis un homme né d’un homme et d’une femme qui priaient un autre Dieu que le leur, d’une mère qui pétrissait le pain autrement qu’eux.
Speer distribue de petites capsules de cuivre.
" Au cas où..." dit-il.
Il en a fait fabriquer des centaines.
" Au cas où..."
Chacun empoche deux ou trois capsules de poison. Pour eux et pour leurs proches. Femmes. Enfants. Maîtresses. Gitons. Chiens. Tous ceux qui ont compté avaleront leur cyanure, parce qu'il faut du courage pour lever un canon contre une tempe et presser la détente.
L'un d'entre eux, sans doute leur chef, fait éclater le silence de rigueur pour claquer les talons et salue, avec l'accent pointu et un "rrr" de fond de glotte. Magda décrypte son profil, bourbonien, grosses lunettes, une brochette de médailles franco-allemandes : croix de guerre, croix de fer, croix de chevalier, et, plus que toutes ces fantaisies, l’impatience affichée d'en découdre. Elle a remarqué ça, dans l’œil de certains hommes. La hâte de retourner se battre, le plaisir de la guerre. Une excitation de gosse. L’œil gourmand du chien d'attaque.
La justice, Magda s'en moque. C'est une idée d'enfant. D'enfant gâté. Il n'y a pas de justice. Il n'y a que des décisions.
Le mépris, le dégoût de soi, ça vous met l’âme en morceaux. Une marmelade d’orgueil mélangé au remords. Mais il y a pire encore. Le blâme et l’opprobre au sein des prisonniers, le refus de la solidarité quand tout se tient là. Le dos tourné des survivants est bien plus douloureux que le mal des bourreaux. L’injustice altère. L’ignominie réduit. La soumission gangrène.
Ava ne parvient pas à se représenter une ville libérée. Elle a vu les canons et les bombes, le feu. Elles changent de main, les villes. Elles passent d'un camp à l'autre. Elles restent prisonnières de l'une ou l'autre armée. Comme elle.
Aimé s'accroche. Cette douleur qu'il éprouve à chaque pas, celle qui lui brûle les pied parce qu'il n'a plus de semelles, cette douleur, c'est sa déclaration, sa patente. Je soufre donc je suis. C'est la maxime des prisonniers.
《 Magdalena Goebbels 》 ,confirme un rescapé.
Celle dont parlent toutes ces lettres est étendue sur le dos, les jambes ramenées l'une sur l'autre.
Lee prend beaucoup de photos. Elle tente de capter quelque chose qui n'est plus.
《 Et les enfants? demande -t-elle ,l'oeil enfoui derrière son boîtier.
--Les enfants de Magda 》 confirme le rescapé
Lee ferme les yeux sous son boîtier. Son doigt appuie sur le déclencheur, mais elle ne regarde plus.Elle en a vu assez.