A une époque, j'avais lu avec grand intérêt la plupart des livres de
Julian Barnes, mais je sentais mon plaisir un chouia gêné par quelque-chose d'indéfinissable de son écriture. Je le trouvais un peu trop ceci ou trop cela : trop "distancié" de ses sujets, pas assez ludique, trop "cool", trop British, trop maître de ses moyens. J'ai éprouvé cela jusqu'à ce que je tombe sur un petit texte troublant, "
Quand tout est déjà arrivé", un court essai d'une délicatesse à couper le souffle, nourri d'une douleur et d'un deuil dont
Julian Barnes y parle sans savoir et sans pouvoir en parler vraiment. Ce jour, tous ses livres me sont apparus brusquement dans une lumière nouvelle, comme la lumière d'un matin neigeux se reflétant dans ton regard rafraîchi et reposé. D'un coup, toute l'humanité de ses livres, celle qui m'était restée auparavant inaccessible, s'est bousculée dans ma pensée, en modifiant radicalement mes souvenirs de lecture et le profil de Barnes (dont j'ai même repris quelques titres, que j'ai perçus résonner bien différemment).
Souvent je me suis fait la réflexion que dans une vie de lecteur, on avance à ses risques et périls un peu comme dans un couple : un jour, d'une façon inattendue, il arrive que l'autre fasse un geste, dise un mot, ait une certaine réaction, et d'un coup, dans ta tête, toute sa figure se met à changer. Quand on est prêt à vivre du bonheur, il y a la version heureuse : les manifestations de "l'autre" appellent la tendresse, installent et renouvellent sans cesse le lien. Dans l'autre cas, un tel geste, mot ou réaction incongrus venus de sa part nous l'éloignent à des années-lumière, nous le rendent inconnu et étranger ; ensuite, la distance s'accroît vertigineusement.
Heureusement, dans notre vie de lecteur, où les choix de couples possibles sont bien plus nombreux, on peut s'accorder le privilège d'abandonner sans états d'âme les auteurs non-affins et de s'offrir plutôt l'accès à l'expérience inverse : il se peut qu'un auteur (seulement très) moyennement adopté persiste dans cette zone grise jusqu'à ce qu'un éclair, un petit quelque-chose nous le rendent unique, proche et attachant, et l'on sait qu'un lien est en train de se construire et qu'il perdurera.
J'ai risqué un ressenti pareil en lisant "
La douce indifférence du monde" de
Peter Stamm : plaisant mais sans plus, joli mais assez froid exercice intellectuel et littéraire ; ultérieurement, j'ai avancé vite mais péniblement, m'inquiétant de voir mes réserves confirmées, dans un deuxième bouquin du même auteur, "
L'un l'autre". La géométrie de l'écriture, la modernité dépassée (pensais-je) du sujet d'un déserteur de sa petite vie tiède, tout ça, tout ça m'agaçait pas mal. Sauf qu'à un moment donné, pendant quelques pages, en rencontrant un ton indéniablement singulier, dans la lumière d'un découpage de la réalité puissamment surprenant, j'ai senti venir cet instant quand tes réticences tombent et craquent. Quand les doutes se dissipent - un peu malgré toi - et ouvrent une faille où l'attachement s'insère. C'est toute la beauté de la vie de lecteur, et cela n'a pas d'explication rationnelle (ni de prix...), c'est comme l'un de ses personnages dit, dans "
L'un l'autre" : "tout ce qu'on fait n'a pas forcément de sens". Et j'ai su, devant la beauté de ce livre envoûtant de par sa subtile mélancolie réaliste, que je ferai miens les livres de
Peter Stamm.
En quelque sorte, "
L'un l'autre" parle précisément de cet étrange phénomène qu'est l'adhésion à autrui et de la superbe (et inexplicable) continuité d'un lien.
A lire.