Ancien documentaliste, le narrateur passe son temps à découper des articles de presse qu'il archive dans sa cave tous soigneusement rangés dans des dossiers. L'un d'entre eux est dédié à Franziska, alias Fabienne, une ex-chanteuse de variétés à succès. Il ne pèse pas moins de deux kilos, un poids à la mesure de l'amour que le narrateur lui porte depuis l'enfance. Ils se sont connus sur les bancs de l'école et ont même été de proches amis. le temps passant, ils se sont perdus de vue. Mais un jour, le narrateur décide de reprendre contact avec elle et, après s'être procuré son adresse mail, lui envoie un message.
Avec humour et tendresse, la voix du narrateur se déploie ici pour déjouer les codes du roman sentimental, et nous conter une histoire d'amour singulière. Est-il possible de conserver intacts les sentiments pour l'être aimé, de les mettre à l'abri du temps comme on classe un dossier? La réponse à ces questions ne manque ni de charme ni de poésie.
« Les Archives des sentiments » de Peter Stamm
Traduit de l'allemand (Suisse) par Pierre Deshusses
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Nous venons de la mort et nous y retournons.C’est comme si l’on entrait dans une pièce et qu’on en ressortait.
p.123
Je veux d’abord entendre la fin de l’histoire. La fin de l’histoire, je ne peux pas vous la raconter, il n’y a que dans les livres que les histoires ont une fin. Mais je peux vous raconter la suite.
Dans une de ses lettres, Sonia citait Hermann Hesse. Pour qu’il y ait du possible, il faut sans cesse tenter l’impossible.
Aussi loin que remontent mes souvenirs, j’ai toujours douté de mes sentiments, et même dans les plus grands moments d’effervescence affective, j’ai toujours été un peu à distance de moi-même, en train de m’observer. Je me souviens que, quand j’étais enfant, je pouvais me mettre dans des rages folles et en même temps regarder l’effet que ma colère faisait sur les autres.
Tu le connais, hein, il sait tout faire mais ne fait rien.
Le chemin était encore plus raide que la veille et Thomas ne tarda pas à retrouver le rythme lent de la marche qu'il adoptait dans ses randonnées en montagne, qu'il pouvait tenir pendant des heures. La forêt se terminait, la flore devenait moins dense. Les prairies étaient remplies de chardons, le chemin bordé de griffes du diable, de gentianes d'automne, tandis que de petites fougères poussaient dans des anfructuosites du rocher. Il ne cessait d'entendre le bruit du torrent, mais lorsque le chemin fit une grande courbe, le bruit s'arrêta soudain. Thomas n'entendait plus que le frottement de ses chaussures sur les éblouis et son souffle qui s'était mis au diapason du rythme de ses pas. Il se sentait présent au monde comme jamais, comme s'il n'avait ni passé, ni avenir.
Je passe en revue les différents rayonnages, les fais avancer et reculer, sors des dossiers, les remets. Je m’arrête à la Science politique et aux Idéologies politiques. J’élimine le fascisme et le national-socialisme et, après un bref moment d’hésitation, le communisme aussi. Le socialisme et l’anarchisme ont le droit de rester, les idéologies à tendance religieuse doivent dégager. Je trouve Mussolini, Hitler et Staline dans la partie Histoire européenne, XXe siècle, eux aussi doivent dégager. En fait j’aimerais bien détruire ces dossiers sur-le-champ, les brûler, pour ne plus jamais être obligé de les revoir, mais je n’ai pas de cheminée et je n’ose pas faire un feu dans le jardin. Il y a toujours un voisin pour se plaindre ou même appeler directement la police. En même temps, il y a quelque chose de réconfortant à imaginer que même ces horreurs vont rester dans le circuit, seront effacées, recyclées et serviront de base à des choses nouvelles, des idées nouvelles, des individus nouveaux, une histoire nouvelle.
Le bonheur, c’est une manière de voir les choses....
p.104
Dans le jardin se trouvait une petite baignoire pour les oiseaux et, en hiver, Regina leur donnait à manger bien avant que la neige ne tombe. Elle accrochait des petites boules de graisse dans l'érable du Japon juste devant la maison. Lors d'un hiver très rude, l'arbre avait gelé, au printemps suivant il ne bourgeonna pas et il fallut l'abattre. L'été, Regina laissait les fenêtres du premier étage ouvertes pendant la nuit dans l'espoir qu'un oiseau ou une chauve-souris vienne s'égarer dans les chambres ou y faire son nid.
Aucun de nous ne parlait. Nous marchions plus lentement qu'à l'aller plus précautionneusement, comme si nous voulions retarder le moment des adieux. Il s'en était passé trop et trop peu, pour qu'on se quitte le coeur léger.