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Critique de Erik35


Erik35
11 septembre 2017
LE MAL À SA SOURCE.

Difficile de présenter une fois encore ce chef d'oeuvre incontesté de la littérature britannique du grand XIXème siècle romanesque : tout ou presque à déjà été dit, écrit, argumenté sur cet ouvrage - pourtant assez bref puisqu'il tient en une centaine de pages, mais quelles ! - écrit en deux fois trois nuits (la première version ayant été détruite par son épouse qui estimait que c'était un torchon !), rédigé dans le plus grand sentiment d'urgence par un Robert Louis Stevenson pourtant déjà très malade mais à l'acmé de son génie. Car l'Étrange cas du Dr Jekyll et de Mr Hyde, c'est d'abord le fruit d'un véritable cauchemar, mais l'on ne s'appelle pas Stevenson pour rien et ce que d'aucuns auraient pris pour un désagréable intermède nocturne, voilà comment le créateur de L'Île au trésor s'en ouvre à sa femme : «j'étais juste en train de rêver un superbe conte de terreur» ! Un conte superbe de terreur
! Voilà donc ce que l'auteur allait transmettre à la postérité... Mais reprenons brièvement :

Deux hommes, un notaire et son cousin, cheminent et discutent amicalement dans la rue. Soudain, le premier remarque une porte qui départ dans le décor de cette agréable promenade tandis que le second lui conte une histoire surprenante qu'il a vécu peu de temps auparavant : la rencontre d'un homme en tout point repoussant, petit, au physique ingrat sans qu'il eusse été possible d'y trouver de véritable anomalie, mais que tout rendait désagréable dès le premier contact. Cet homme, après avoir injustement rudoyé et lamentablement piétiné une jeune fille sans défense s'en était allé par cette même porte chercher quelques pièces d'or ainsi qu'un chèque pour faire taire le père de la petite. L'impression de cette scène avait été si forte que l'homme la décrivant en frissonnait encore.

Mais qu'ouvrait donc cette mystérieuse porte ? A quel type d'enfer menait-elle ?

On apprend très vite qu'elle est l'accès de service à la grande demeure d'un riche et célèbre médecin, le Docteur Henry Jekyll et que cet être malfaisant qui s'y était introduit subrepticement n'était autre que l'épouvantable Mister Edward Hyde.

En quelques chapitres saisissant, le lecteur va tout apprendre de ces deux étranges et étonnants personnages mais, un peu à la manière d'un peintre cubiste autour de son modèle, Stevenson a l'intelligence d'approcher du noeud gordien de son histoire en adoptant plusieurs angles de vue, en pratiquant le décalage, en laissant d'abord le soin à différents protagonistes indirects de s'exprimer, d'approcher de la vérité, de leurs vérités successives ou simultanées : M. Enfield, le cousin du Notaire Utterson d'abord ; puis le notaire lui-même ; le même accompagné d'un policier après le meurtre aussi imprévisible qu'insoutenable d'un courtois vieillard ; le Docteur Lannyon prend la suite le temps d'un chapitre, ce qui lui sera d'ailleurs moralement fatal ; enfin, c'est la confession tant attendue du Dr Jekyll lui-même qui clôt cette succession de versions et de témoignages relatifs au personnage ineffablement nauséabond, délétère, qu'est Hyde.

Disons-le tout net : on est loin, dans ce texte original, de la version cinématographique américaine future, celle qui fit frissonner d'angoisse plusieurs générations de jeunes spectateurs, faisant de cette oeuvre le parangon de l'histoire d'épouvante, le modèle presque absolu d'un certain genre de cinéma de terreur - à égalité, sans doute, avec le très gothique "Frankenstein ou le Prométhée moderne" de l'anglaise Mary Shelley -. de fait, le lecteur, jeune ou moins jeune, imaginant qu'il va s'offrir quelques bons moments d'intense frayeur risque d'en être pour ses frais et regretter de suite les maîtres du genre : c'est qu'on l'aura mal dirigé. Et de même que Croc-Blanc ou le Petit Prince sont très loin de n'être que des ouvrages "pour la jeunesse", cet Étrange cas du Dr Jekyll et de M. Hyde est l'inverse d'une simple histoire d'adolescent en mal de sensation forte.

Partant d'un cauchemar superbe, Stevenson parle du Bien et du Mal - avec une posture morale que l'on pourra d'ailleurs estimer emprunte de théologie chrétienne, bien que l'écrivain écossais ne donne absolument jamais le moindre avis ni conseil moralisateur et laisse tout un chacun décider de ce qu'il souhaite y trouver-. le mal, perçut comme un piège absolu, puisque cet être ambivalent, comme nous le sommes tous, qu'est Jekyll ne peut que se voir happé, enfermé dans la mauvaise part de lui même par cet autre, entièrement voué au mal, sans retenue ni exception qu'est Hyde. Il ne peut y avoir de bonne résolution face au Mal absolu.

Il évoque aussi le thème de la transformation, qui pourra évoquer un autre roman fabuleux mais pas encore écrit : La Métamorphose de Franz Kafka. Cependant, la métamorphose qui intervient ici n'en est une qu'à moitié car, ainsi que l'explique d'ailleurs fort bien le Dr Jekyll lui-même, ce n'est pas en cloporte qu'il va se changer en avalant sa maléfique potion, mais en un autre lui-même qui est déjà une partie de lui, y compris lorsqu'il est intégralement Jekyll. Si Hyde a des allures de cloporte, c'est de manière strictement imagée.

On sait aussi que le créateur venu des brumes d'Édimbourg était fasciné par les premières expériences de Charcot sur l'hystérie, sur la folie et bien que Freud fut alors encore trop jeune pour avoir entamé sa carrière aujourd'hui fameuse, il est remarquable de constater comment Stevenson a pu percevoir et illustrer les singularités de la psyché humaine, bien avant que le médecin autrichien en fasse théorie. le philosophe et psychanalyste Jean-Bertrand Pontalis ne s'y trompe pas qui nous donne aussi cette clé-ci, parmi les multiples possibles, au cours de son excellente introduction au roman, dans la très complète publication des éditions "Folio classique". Et puisque tout émana d'un rêve, on ne peut que songer aux travaux théoriques du bon Docteur viennois sus-mentionné sur ces entre-deux de la réalité et du sommeil. On ne peut aussi oublier de citer, bien que les thématiques et les aboutissements en soient diamétralement différents, cet autre création de l'époque dédiée à la folie - Ô! combien prémonitoire pour son concepteur - le Horla du normand Guy de Maupassant.

Mais il est autre chose qu'il ne faudrait pas perdre de vue, c'est que ce texte, aussi court soit-il, est un pur régal de lecture. Ces quelques pages savent manier avec une dextérité et un art sans commune mesure, le sens du rythme, du suspense, l'envie toujours renouvelée d'en savoir un peu plus, la fascination pour ces personnages dont nous ne savons, certes, que l'essentiel, mais qui prennent vie sous nos yeux comme s'ils étaient réels. C'est à ce tour de force romanesque qu'il nous est donné d'assister incontinent et c'est sans trêve que nous reprenons de loin en loin, pour nous remettre de quelque autre lecture, bonne ou moins bonne, le fil de cette littérature de génie. Ou comment, par l'évocation du mal absolu, se faire du bien...!
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