Citations sur Face aux ténèbres (32)
La souffrance occasionnée par une dépression grave est tout à fait inconcevable pour qui ne l'a jamais endurée, et si dans de nombreux cas elle tue, c'est parce que l'angoisse qui l'accompagne est devenue intolérable.
Quant à ceux qui ont séjourné dans la sombre forêt de la dépression, et connu son inexplicable torture, leur remontée de l'abîme n'est pas sans analogie avec l'ascension du poète, qui laborieusement se hisse pour échapper aux noires entrailles de l'enfer
Camus, me dit Romain (Gary), faisait de temps à autre allusion au profond désespoir qui l'habitait et parlait de suicide. Il en parlait parfois en plaisantant, mais la plaisanterie avait un arrière-goût de vin aigre, qui n'allait pas sans perturber Romain. Pourtant il n'avait apparemment jamais attenté à ses jours, aussi n'est-il peut-être nullement fortuit que malgré la constance de la tonalité mélancolique, un sentiment de triomphe de la vie sur la mort soit au cœur du -Mythe de Sisyphe- et de son austère message: en l'absence de tout espoir, nous devons néanmoins continuer à lutter pour survivre, et de fait nous survivons-de justesse. (p.43)
Tout d'abord cela n'eut rien de vraiment inquiétant, dans la mesure où le changement était subtil, mais je constatais cependant que le décor qui m'entourait à certains moments se parait de tonalités différentes : les ombres du crépuscule semblaient plus sombres, mes matins étaient moins radieux, les promenades en forêt se faisaient moins toniques, et il y avait maintenant un moment en fin d'après-midi pendant mes heures de travail où une sorte de panique et d'angoisse me submergeait, le temps de quelques minutes à peine...
L’alcool fut toujours un associé inestimable et privilégié par mon intellect, sans compter qu’il était un ami dont chaque jour je recherchais les secours – et qu’aussi je recherchais, je le vois maintenant, comme un moyen de calmer l’anxiété et la peur naissante que j’avais si longtemps dissimulées quelque part dans les oubliettes de mon esprit.
Il est aisé de voir comment cet état est inséparable du système de défense de la psyché : répugnant à se résigner à sa dégradation menaçante, l’esprit annonce à la conscience qui l’habite que c’est le corps, le corps avec ses défauts peut-être corrigibles – et non le précieux, l’irremplaçable esprit – qui menace de se détraquer.
(Le poète russe Maïakowski avait sévèrement jugé le suicide de son célèbre contemporain Essenine quelques années plus tôt, ce qui devrait constituer un avertissement pour quiconque se sent enclin à condamner l'autodestruction.)
Lorsque l'on pense à ces créateurs, ces hommes et ces femmes dotés de tant de talent, et voués à la mort, on est amené à s'interroger sur leur enfance, l'enfance où tout le monde le sait, les germes de la maladie plongent leurs racines; se peut-il que certains d'entre eux aient eu, alors, une intuition de la nature périssable de la psyché, de la subtile fragilité? Et pourquoi eu furent-ils détruits, tandis que d'autres- frappés de façon similaire - parviennent à s'en sortir?
Dans les cas de dépression, cette foi dans la délivrance, dans un ultime rétablissement fait défaut. La souffrance est implacable, et ce qui rend cette condition intolérable est de savoir à l'avance qu'aucun remède ne se matérialisera - fût-ce dans un jour, une heure, un mois, ou une minute. C'est l'absence d'espoir qui plus encore que la souffrance broie l'âme.
De toute façon, mes rares heures de sommeil étaient généralement interrompues à trois heures du matin, et je restais alors là, le regard perdu dans les ténèbres béantes, à réfléchir torturé par une souffrance intolérable aux ravages qui s'opéraient dans mon esprit, et à attendre l'aube, qui, d'habitude, me valait de sombrer dans un sommeil fiévreux et sans rêves. J'en suis pratiquement convaincu, ce fut pendant l'une de ces crises d'insomnies que me vint la certitude - une bizarre et affreuse révélation analogue à celle d'une vérité métaphysique longtemps occultée - que si la maladie suivait son cours, il m'en coûterait la vie.
Car, selon l'article, nombre de participants, tous écrivains et érudits de grand renom, paraissaient mystifiés par la mort de Levi, mystifiés et déçus. On eût dit que cet homme auquel tous avaient voué une admiration si fervente, et qui avait enduré tant d'épreuves aux mains des nazis -un homme d'un ressort et d'un courage exemplaires- avait, en se suicidant, révélé une faiblesse, un effritement de son caractère qu'ils répugnaient à admettre. Confrontés à un absolu atroce -l'autodestruction- ils réagissaient par un aveu d'impuissance et (comment le lecteur eût-il pu l'éviter?) avec une pinte de honte. (p.54)