Toutes celles ou tous ceux qui cherchent à découvrir ce qui se cache derrière une porte fermée n'en ressortent pas indemnes... La narratrice qui accompagne le lecteur tout au long de ce roman va en faire la triste expérience !
Mais l'essentiel n'est pas là.
Ni dans l'histoire en elle-même : celle d'une femme Emerence Szeredas qui entre comme domestique chez la narratrice, auteure très occupée, et son mari un intellectuel un peu replié sur lui-même.
Ni dans le caractère très inattendu de l'intrigue. Il ne se passe au fond que très peu de choses dans ce roman et savoir ce qui se cache derrière
la porte relève surtout du symbolique.
L'essentiel est ailleurs : dans le personnage d'Emerence qui occupe le devant de la scène de la première à la dernière page, qu'elle soit présente ou qu'elle hante le cerveau de la narratrice comme cela se produit à la fin du roman...
Quel personnage !
Domestique certes mais, qui inversant le rapport "maître/servante", va en quelque sorte s'engager elle-même au service de la narratrice et de son mari comme le fait remarquer avec ironie cette dernière : "... ce soir-là, elle n'entra pas à notre service, cela n'eût été ni digne , ni convenable : Emerence s'enrôla."
Emerence la mutique qui ne va révéler que par bribes, à qui elle veut et quand elle veut, les drames qui ont jalonné son existence.
Emerence, la rebelle, dont la devise pourrait être celle des anarchistes : "nI dieu ni maître." tant elle abhorre la religion établie et se moque de sa maîtresse à chaque fois qu'elle se rend au temple.
Emerence traverse la vie au gré de ses contradictions qui sont nombreuses sans douter un instant d'elle-même comme elle le fait sentir à la narratrice lorsqu'elle lui assène des leçons de morale bien senties dans des passages où l'humour au second degré l'emporte sur la binarité d'Emerence, pour le plus grand plaisir du lecteur : "Je ne sais pas ce qui vous a rendue célèbre, parce que vous n'avez pas grand chose dans la tête, vous ne savez rien des autres. de Polett non plus, vous le voyez bien et pourtant combien de fois avez-vous pris le café avec elle ? Moi, je connais les gens."
Mais à l'autre bout de sa personnalité, il y a aussi une Emerence, mère Thérésa laïque ou pionnière de l'humanitaire, qui n'hésite pas à se porter au secours de tous les cabossés de la vie sans regarder de quel bord ils sont.
Ce qui ne l'empêche nullement de se montrer parfois violente ou cruelle à souhait comme lorsqu'elle fouette pour le punir Viola, le chien de la famille et qui est en fait beaucoup plus le sien.
Mais ce personnage complexe ne serait sans doute pas aussi vivant aux yeux du lecteur sans la plume de
Magda Szabo. Si l'ronie ou l'humour sont parfois très présents dans certains passages, elle sait aussi décrire avec un réalisme cru et noir certaines scènes très dramatiques, comme celle de la mort des jumeaux (frère et soeur d'Emerence), qui prennent alors une dimension apocalyptique.
Mais heureusement pour nous, elle sait aussi parfaitement jouer avec le burlesque comme dans cette scène où le lecteur découvre, à travers le regard ahuri de la narratrice que le fameux invité pour lequel Emerence a dressé une table fastueuse et préparé un festin, n'est autre que le chien Viola qui trône en face de notre héroïne, en dévorant avec beaucoup de savoir-vivre un repas qui bien sûr n'était pas prévu initialement pour lui !
Et l'on ne sait pas non plus si l'on doit rire ou pleurer, lorsque Emerence, tout en écossant les petits pois, confie sans coup férir à la narratrice qu'elle a aidé une voisine dans l'organisation de son suicide et comment elle a perdu son fiancé, boulanger, victime de la vindicte populaire et lynché par la foule !
Ce ne sont là que quelques exemples des scènes fortes qui jalonnent le roman.
Je finirai par le talent avec lequel l'auteure va peindre le drame final auquel va être confrontée la narratrice. Elle va, au fil de phrases nerveuses, où chaque mot "enfonce le clou par rapport au précédent", faire partager au lecteur les différents états émotionnels qui vont traverser cette femme, tels une tempête la poursuivant jusque dans ses rêves comme nous le laisse penser la construction en boucle du roman.
J'ai quitté à regret ce livre et Emerence restera un beau souvenir de personnage littéraire, aux côtés de Grenouille dans le Parfum ou Lennie dans Des Souris et des hommes, entre autres...
Ce livre m'a aussi réconcilié avec la littérature hongroise que je ne connaissais qu'à travers Kaddish pour un enfant à naître d'Imre Kirste et qui m'était tombé des mains tant j'avais trouvé cet ouvrage autobiographique nombriliste et mortifère.