Progressivement, les longues silhouettes noires avaient disparu dans son rétroviseur. Les vallons avait chassé les montagnes, puis, au fil des heures, les champs s'étaient étirés, ternes et fatigués.
Ne plus s'autoriser de temps libre afin de ne plus penser.
Sagas et ses taulards, ses usines, ses dépressifs. Sagas et sa fichue mort noire qui nous force à ingurgiter des ampoules de vitamines si on ne veut pas finir le cul dans un fauteuil roulant avec de l'ostéoporose.
A l'intérieur, les animaux écorchés. Gabriel fut happé par l'impression d'horreur, mêlée à celle de beauté absolue, qui se dégageait des plastinats. Comme si les sujets de l'arche de Noé avaient été là, en mouvement, curieux, intrigués ou apeurés, et qu'un vent d'une violence inouïe les avait figés, puis leur avait soufflé la peau, la chair, sans qu'ils s'en aperçoivent. Sur des piédestaux, deux chamois, face à face, debout sur les pattes arrière, cornes contre cornes et en plein affrontement. Leurs muscles à nu saillaient, tendons et nerfs, s'enchevêtraient sous le regard inquisiteur d'un demi-bœuf, coupé en deux sur toute sa longueur. Du bon profil, il paraissait intact - poils courts d'un brun rougeâtre et œil brillant. De l'autre, c'était l'incroyable mécanique du vivant.
Gabriel se gratta le bras au niveau de l'ancien tatouage. Julie se résumait à une absence, mais elle avait été là, gravée sur la peau. Il s'imagina entrer chez un spécialiste et lui demander d'effacer le prénom de sa fille. On supprimait les tatouages pour renier, oublier, faire une croix sur le passé.
Lorsque le feu qui vous avait poussé à endurer la douleur de l'aiguille imprégnée d'encre s'était éteint...
Lille lui apparut d'un bloc, telle une vague de béton venue se fracasser sur son pare-brise. Tours commerciales piégées entre des gares, routes tordues égorgées de véhicules, coups de klaxon de tous les côtés.
La poigne glacée de novembre transformait l'infinie forêt en un festival d'ombres lugubres. Les troncs serrés et noirs isolaient le véhicule dans une bulle d'inconnu, hostile et sauvage.
- Romuald, prêter une chambre ? Vous auriez plus de chances de faire manger une entrecôte à un vegan.
Dans tous les domaines, Gabriel était largué. Il était un habitant de 2008 propulsé dans le futur par une machine à voyager dans le temps, avec le pire dans ses bagages. Un survivant dans l'ignorance.
Ceux qui prennent nos enfants sont les fossoyeurs de nos existences