De sable et de neige

Le seul fait d'aller s'embrasser dans un blockhaus nimbait ces baisers d'une aura de film noir -- ou de guerre puisque les blockhaus échelonnés sur la côte atlantique par l'armée nazi en prévision d'un débarquement des forces alliées évoquaient la guerre de 1939-1945.

On y voit l'évêque d'Hippone sur une plage. Il est en train de méditer le mystère de la sainte Trinité, quand ses pas s'arrêtent en bordure d'un trou. Un petit garçon s'affaire, une cuillère à la main.
- Que fais-tu mon enfant ? demande le saint (sur un ton patelin qui dissimule son irritation à l'idée du gadin que ce foutu marmot a failli lui faire prendre).
- Avec ma cuillère, monsieur...
- Monseigneur, si tu n'y vois pas d'inconvénient.
- Avec ma cuillère, Monseigneur, je vide l'océan dans ce trou que j'ai creusé dans le sable.
- Mais, mon enfant, c'est ridicule ! Tu n'y arriveras jamais ! Ta cuillère est trop petite et l'océan trop vaste.
- Peut-être, Monseigneur. Mais je pense que j'aurai terminé avant que vous n'ayez seulement commencé de comprendre la sainte Trinité. Le cerveau est si petit et ce mystère si vaste !
Et le petit garçon de continuer de transférer l'eau, tandis que saint Augustin s'éloigne en reprenant à zéro l'épineux mystère de trois personnes en une.

Des heures, des après-midi, des journées entières, à apprécier la satisfaction d'avoir enfin le droit de se taire. Il a pris ses distances par rapport à une humanité bruyante.

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Sa voix était d'une infinie douceur, comme ses gestes et son lieu, sa caverne aux trésors. Il avait dû les accumuler au hasard mais, par une singulière alchimie, toute personne qui poussait la porte, pour peu qu'elle soit dans une juste réceptivité et rencontre le bon objet, touchait à un moment précieux de son passé.

Sur le point de m'endormir, à l'aube, j'ai aperçu par la fenêtre, dans le cimetière du temple voisin, les moines jeter au feu des stèles de bois enlevées des tombes. Quelle horreur, ai-je songé, avant de me rappeler que ce qui des défunts partait ainsi en fumée, était leur nom de mort. Pour leur nom de vivant, me suis-je dit, au spectacle des flammes éclairant la nuit, il revient à chacun, à sa façon, d'en sauver la trace.

Aller à la pêche constitue une de ses activités préférées. Elle a l’avantage de faire admettre par ses proches comme normales les longues heures passées à fixer le bouchon qui danse sur l’eau. Des heures, des après-midi, des journées entières à apprécier la satisfaction d’avoir le droit de se taire. Il a pris ses distances par rapport à une humanité bruyante. Il est au milieu de l’eau, inaccessible.

J'ai jeté un coup d'œil sur cette plage si longtemps le prolongement de moi-même. Il ne restait rien de la jetée rouillée. Elle avait été supprimée. Les ruines ont mauvaise mine aux yeux des vacanciers. Elle, qui avait cru pouvoir nous enseigner à nous, les enfants de l'instant, par son seul aspect délabré la puissance destructrice du Temps, avait été sapée en pleine démonstration, au lieu de pouvoir paisiblement s'effondrer, rouillée jusqu'à la moelle.

Mais lorsque, à peine sortie de l'enfance, je fréquentai les blockhaus, je n'étais pas en priorité tournée vers les épisodes de guerre. De plus, Armand, mon père, le mieux placé pour en parler, ne disait mot sur le sujet. Sur celui-ci, comme sur le reste, il demeurait muet. Il ne lui arrivait jamais d'évoquer ses années de résistance à Lyon, ni même de nous confier quoi que ce fût qui m'aurait permis de faire coïncider l'époque de mes vingt ans avec la Seconde Guerre mondiale. Mon père à qui la guerre avait volé sa jeunesse et apporté, en dépit des apparences de victoire, une preuve supplémentaire à un sentiment intime de défaite, ou plutôt, peut-être, à celui de la vanité des combats. Mon père, muré, emmuré dans son blockhaus de silence.

...leur rumeur( les rouleaux de vagues) toujours en devance la vue.

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J'ai envie de poser plein de questions. Mais son visage s'est fermé. Il se sert un verre de vin et regarde vers la montagne engloutie par la nuit.
Je n'insiste pas, j'ai reconnu sa manière de se taire en famille, contre la famille, son mauvais silence.