Je m’appelle Ilia Brodsky.
Je viens juste de mourir. Je ne sais pas d’où vient cette idée que l’on est plus voyant une fois mort, mais c’est vrai, je vois mieux maintenant. Ma vie et tous ces écrits que je laisse derrière moi n’auraient sans doute aucun intérêt si je n’avais pas croisé dans mon enfance un Viennois célèbre qui a marqué mes jeunes années avant la guerre. Il s’appelait Herzl, Theodor, et sa mère voulait qu’il soit écrivain. Lui parvint à devenir dramaturge, puis journaliste mais, appelé par ses espoirs de grandeur, il se prit à rêver l’Histoire, à écrire l’Avenir. Il imagina un État, une nation où l’on serait beau, fort et bien vêtu. Comme des Français. Comme des Allemands. Tout au long du voyage qui m’a conduit à travers l’Europe jusqu’à Londres, je me suis interrogé sur ce rêve. Ce grand rêve bourgeois de la nation, de l’État. Mais avant toute autre chose, je crois qu’il est important de comprendre d’où je parle, depuis quel exil et pourquoi j’ai finalement décidé de me tuer. Peut-être qu’alors, grâce à mon témoignage, ceux qui sont condamnés à vivre entre les lignes tracées par l’Histoire de la force, de la puissance, auront enfin un pays.
Si nous choisissons l'exil, c'est une chose. Mais si nous y sommes contraints, alors, tous nos souvenirs entrent en résistance.
Si nous choisissons l'exil, c'est une chose. Mais si nous y sommes contraints, alors, tous nos souvenirs entrent en résistance. Ils forment une grande nostalgie qui, si l'on n'y prend pas garde, s'empare de nous et nous enserre.
As-tu donc de la vie oublié la souffrance?
Quelle bousculade! C'est à croire que le scandale est la valeur montante de cette fin de siècle.
Après tout, même les fantômes méritent un pays.
Mais que peut perdre comme illusion celui qui est né sans croyance?
Quand vous êtes appelés par la naissance à ramper toute votre vie, que peut-il bien arriver de grave?
En dépit des millions de morts que la Grande Guerre a causés... l'obsession pour la Terre, pour l'Etat, pour les frontières n'a fait que se renforcer. Et moi, encore aujourd'hui, je me demande: faut-il se résigner à ça, à ce besoin intarissable d'appartenir?
Qui peut même croire en toi si, toujours, tu disparais?