Dans ce jeu de la misère et de l'exil, il y avait les joueurs comme Poïpy qui connaissaient les règles, ceux comme Olga qui les apprenaient vite. Et puis il y avait les pions comme moi, qui ne comprenaient rien.
Je me souviens de très peu de choses de mon enfance. Mais les sensations sont plus tenaces que les faits. Alors oui, de ma peur, je me souviens. Comme une ombre, elle me poursuivait depuis ma naissance. Je suppose aujourd'hui, que c'était elle qui m'empêchait d'avancer.
Ça doit être pour ça, j'imagine, que je me suis mis en tête d'écrire sur le tard. Écrire contre Herzl, pour ceux qui n'ont pas de pays, pour ceux qui n'appartiennent pas. C'est cet orgueil qui m'a donné le courage, avant de mourir, d'accumuler ces quelques notes, pour laisser une trace, un témoignage de ce qui n'a pas de lieu, pas de place. L'orgueil m'a porté à vouloir donner corps à une nation sans terre, sans État. Voilà ce que j'ai fait contre Herzl. J'ai voulu, avant de me résoudre à dis-paraître, esquisser une autre forme d'avenir. Après tout, mêmes les fantômes méritent un pays.
C’est à partir de l’exil, notre exil, à cause de nos pieds et de nos jambes partout sur les routes d’Europe, nos mines de misère, les vieux rituels hassidiques et les ruses des enfants comme Olga, Poïpy, que la raison prospère et la foi tempérée de la fin du siècle s’embrasèrent. Les gens se trompent. Ils emploient des grands mots, parlent d’antisémitisme, de sionisme, de Marx et de socialisme. Mais sans les millions de pauvres que les pogroms de Russie jetèrent sur les routes, il n’y aurait eu aucun bois pour le feu. Nous étions, nous, le bois. Nous étions l’espoir vide, ambulant, que des discours s’empressaient d’embraser. Des ombres que des démagogues doués de l’art si bourgeois de la parole manipulaient. Qui d’entre nous pour la grande cause de la révolution ? Qui pour la nostalgie de Sion ? Qui pour l’assimilation ? A chaque fois, une parole, un savoir s’emparaient de nos silhouettes de passants. Et c’est à partir de cet espoir vide, de tous ces foyers détruits, à l’est, que le rêve de Herzl prospéra. Ce rêve éveillé qu’il qualifiait lui-même de « roman » en ces jours, à Paris, où il croyait devenir fou. Un pays, un État, une Terre ! Comment ce conte n’aurait-il pas trouvé une demeure dans le cœur de ceux qui, comme nous, avaient été chassés de nos villages, de nos enfances ? Je dois le dire, je l’ai ressentie, cette attraction. Mais avec le recul, ayant vu dans cette fable ce qu’il y avait de folie, ayant compris ce que ce rêve de puissance de Herzl dissimulait comme peurs, je peux dire que si j’ai persisté à vouloir écrire sur lui, l’enfant gâté, le dandy désespéré de Vienne, ce fut pour une tout autre raison.
Le socialisme était ce pays où même les orphelins avaient une patrie. (p.262)
Il y a un mot pour dire ce qui s'est passé ensuite. un mot que la langue russe a offert au reste du monde. Un don, si l'on veut, à l'encyclopédie universelle de l'infâmie. C'est le mot "pogrom".
Nous vivons tous dans le manque de quelqu'un, d'une main, d'un corps. Nous pouvons faire mille choses de ce manque. Nous pouvons tenter de l'enfouir, de l'oublier. Nous pouvons en faire une forteresse ou un pays. Nous pouvons lui consacrer une œuvre ou un silence.
Je ne crois pas me tromper, en disant qu'il y a dans chaque départ, une mort annoncée ou la prefiguration de quelque chose qui doit, qui peut mourir.
Le français, c'est une langue de barons. Une langue avec un col serré et le dos bien droit qui regarde le monde de haut.
La société n’a qu’un seul devoir envers les rois : les mettre à mort !