Le premier tome du Seigneur des anneaux commence dans l'atmosphère festive de la Comté, un pays de Cocagne peuplé de Hobbits, aussi nommés semi-hommes. Ce terme suscite d'emblée certaines questions : l'humanité serait-elle donc divisible, ou multipliable ? Si les Hobbits sont des semi-hommes, à quel degré d'humanité placer les Nains ou les Orques ? de même, combien faut-il de Hobbits pour faire un Elfe ? Ce qui est troublant, je trouve, c'est que ces différences,
Tolkien les décline en termes de races.
Avec Fondcombe et la Lothlérien, la Comté reste l'un des rares endroits heureux du roman, une sorte d'Éden dont l'existence semble hélas menacée. En effet, le monde est en train de dépérir : un mal mystérieux venu de l'est étend peu à peu son ombre sur l'ensemble de la Terre du Milieu. Compte tenu de la date de publication du roman, 1954, on songe bien sûr à une métaphore quelque peu transparente du nazisme ou du communisme.
Tout se jouera donc autour d'un anneau maléfique dont la destruction permettra de limiter la progression du mal. de la limiter seulement, et non de l'annihiler, car le monde selon
Tolkien est un monde d'après la chute : le péché et le mal en sont constitutifs et ne sauraient en être chassés. C'est ainsi que la Lothlérien, le merveilleux royaume elfique, est destiné à disparaître, quelle que soit l'issue des aventures de Frodon, le porteur de l'anneau, et de ses compagnons.
Une fois franchies les limites de la Comté, les hardis Hobbits ainsi que leurs alliés se trouvent plongés au coeur d'une nature pleine de chausse-trappes où les attendent arbres carnivores, montagnes homicides et monstres antédiluviens tapis au fond de cavernes humides. On s'aperçoit bientôt qu'ils sont surveillés par une multitude d'espions de tous poils (ou plumes) et traqués par de redoutables spectres à la solde de Sauron, le Seigneur des Ténèbres, une créature manifestement démoniaque, mais dont le principal attribut (un oeil) est paradoxalement l'une des représentation de Dieu ("L'oeil était dans la tombe et regardait Caïn"), ce qui nous ramène au thème de la faute et du paradis perdu.
"Et soudain [Frodon] sentit l'Oeil. Il y avait dans la Tour sombre un oeil qui ne dormait pas. Il sut que cet oeil avait pris conscience de son observation. Il y avait là une volonté ardente et féroce. Elle bondit sur lui ; il la sentit presque comme un doigt qui le recherchait. Bientôt, ce doigt l'acculerait, saurait très précisément où il se trouvait."
Cette traque à distance permet tant bien que mal de maintenir l'attention du lecteur, parfois malmenée, avouons-le, par ce pavé où il ne se passe pas grand-chose : pour ma part, je n'ai compté que cinq véritables scènes d'action pour 717 pages, ce qui est maigre !
Mais le principal intérêt de ce roman réside, à mon avis, dans le destin de Frodon, le christique porteur de l'anneau. Alors que la société décrite par
Tolkien est, comme on l'a vu, strictement hiérarchisée en fonction des races, Frodon le semi-homme se montre lui capable de transcender sa pauvre condition : faisant fi de sa faiblesse et de sa couardise constitutives, il se porte volontaire pour porter l'anneau maudit, montrant par là que rien n'est jamais joué d'avance et que les déterminismes peuvent être dépassées.
Une petite lueur d'optimisme dans un roman plutôt grave et crépusculaire.