Citations sur Le Roi des Aulnes (187)
Lorsque le symbole dévore la chose symbolisée, lorsque le crucifère devient crucifié, lorsqu'une inversion maligne bouleverse la phorie, la fin des temps est proche. Parce qu'alors, le symbole n'étant plus lesté par rien devient maître du ciel. Il prolifère, envahit tout, se brise en mille significations qui ne signifient plus rien du tout.
La vie et la mort, c'est la même chose. Celui qui hait ou craint la mort, hait ou craint la vie. Parce qu'elle est fontaine inépuisable de vie, la nature n'est qu'un grand cimetière, un égorgeoir de tous les instants.
La chirurgie est morte, a dit l'un d'eux. Elle reposait sur l'union dans la souffrance du patient avec le praticien. Avec l'anesthésie, elle est ravalée au niveau de la dissection de cadavre.
Il ne me sied pas de nouer des relations individuelles avec tel ou tel enfant. Ces relations, quelles seraient-elles au demeurant ? Je pense qu'elles emprunteraient fatalement les voies faciles et toutes tracées soit de la paternité soit du sexe. Ma vocation est plus haute et plus générale
Il est six heures, et déjà les premiers rayons du soleil enflamment les tuiles vernies des tours orientales. Sous sa caresse, les quatre cents pénis de l'hypnodrome s'émeuvent, dressent leur petite tête aveugle, rêvant d'une floraison possible, d'un avènement à la lumière, à la couleur, au parfum, au buisson capital de l'ange phallophore. Mais cet émoi matinal passé, ils retomberont dans leur torpeur, voués à l'ombre, à l'abnégation, condamnés à être jetés dans les oubliettes génitales, et à ne s'animer qu'au service obscur de la perpétuation de l'espèce. À moins que ... la phorie peut-être ? (L'Ogre de Kaltenborn - page 444).
La mauvaise fée qui d'un coup de baguette magique transforme le carrosse en citrouille et le petit garçon en âne, je la rencontre tous les jours, c'est la fée Puberté. L'enfant de douze ans a atteint un point d'équilibre et d'épanouissement insurpassable qui fait de lui le chef-d'œuvre de la création. Il est heureux, sûr de lui, confiant dans l'univers qui l'entoure et qui lui paraît parfaitement ordonné. Il est si beau de visage et de corps que toute beauté humaine n'est que le reflet plus ou moins lointain de cet âge. Et puis, c'est la catastrophe. Toutes les hideurs de la virilité -cette crasse velue, cette teinte cadavérique des chairs adultes, ces joues râpeuses, ce sexe d'âne démesuré, informe et puant- fondent ensemble sur le petit prince jeté à bas de son trône. Le voilà devenu un chien maigre, voûté et boutonneux, l'œil fuyant, buvant avec avidité les ordures du cinéma et du music-hall, bref un adolescent.
Le sens de l'évolution est clair. Le temps de la fleur est passé. Il faut devenir fruit, il faut devenir graine. Le piège matrimonial referme bientôt ses mâchoires sur le niais. Et le voilà attelé avec les autres au lourd charroi de la propagation de l'espèce, contraint d'apporter sa contribution à la grande diarrhée démographique dont l'humanité est en train de crever. Tristesse, indignation. Mais à quoi bon ? N'est-ce pas sur ce fumier que naîtront bientôt d'autres fleurs ? (15 décembre 1938 - pages 130-131).
L'artiste est expansif, généreux, centrifuge. Le photographe est avide, gourmand, centripète.
Pour scandaleuse qu'elle puisse paraître au premier abord, l'affinité profonde qui unit la guerre et l'enfant ne peut être niée. Le spectacle des Jungmannen servant et nourrissant dans une ivresse heureuse les monstrueuses idoles d'acier et de feu qui érigent leurs gueules monumentales au milieu des arbres est la preuve irréfutable de cette affinité. Au demeurant, l'enfant exige impérieusement des jouets qui sont fusils, épées, canons et chars, ou soldats de plombs et panoplies de tueurs. On dira qu'il ne fait qu'imiter ses aînés, mais je me demande justement si ce n'est pas l'inverse qui est vrai, car en somme l'adulte fait moins souvent la guerre qu'il ne va à l'atelier ou au bureau. Je me demande si la guerre n'éclate pas dans le seul but de permettre à l'adulte de faire l'enfant, de régresser avec soulagement jusqu'à l'âge des panoplies et des soldats de plomb.
Il y a d'abord la position dorsale qui fait de l'enfant un petit gisant, pieusement disposé, la face vers le ciel, les pieds joints et qui, il faut en convenir, évoque plutôt la mort que le repos. À cette position dorsale s'oppose la position latérale, les genoux remontés vers le ventre, tout le corps ramassé en forme d’œuf. C'est la posture fœtale, la plus fréquente des trois, et elle comporte comme telle un rappel des temps antérieurs à la naissance. À l'inverse de ces postures qui miment l'une l'au-delà, l'autre l'en deçà de la vie, la position ventrale est seule pleinement consacrée au présent terrestre. Elle seule confère de l'importance – mais alors primordiale – au fond sur lequel repose le dormeur. Ce fond – qui est idéalement notre sol tellurique – le dormeur s'y écrase à la fois pour le posséder et pour lui demander sa protection. C'est la posture de l'amant tellurique qui féconde la terre de sa semence de chair, et c'est elle aussi qu'on enseigne aux jeunes recrues pour éviter les balles et les éclats d'obus. Dans le sommeil ventral, la tête est posée latéralement, sur une joue ou sur l'autre, ou plutôt sur une oreille ou sur l'autre, comme pour ausculter le sol.
Les Jungmannen de Kaltenborn eux étaient doublement voués à l'épée, comme jeunes guerriers du Reich, d'abord, et par la vertu du blason du château ensuite. Tout ce qui ne relevait pas de l'épée devait leur être étranger. Tout autre recours que celui de l'épée était lâche et traître. Ils devaient avoir sans cesse présent à l'esprit l'épisode du nœud gordien de la vie du grand Alexandre. Sur l'acropole de Gordium, en Phrygie, s'élevait le temple de Jupiter où était conservé le char du premier roi du pays. Selon un oracle vénérable, l'Asie appartiendrait à celui qui saurait dénouer le lien par lequel le joug était assujetti au timon, et dont les deux extrémités paraissaient invisibles. Désireux de s'assurer l'empire de l'Asie et impatienté par la difficulté de l'épreuve, Alexandre avait séparé d'un coup d'épée les deux pièces du char. Ainsi chaque problème pouvait recevoir deux solutions : la solution longue, lente et lâche, et la solution de l'épée, foudroyante et instantanée. Les Jungmannen se devaient à l'exemple d'Alexandre de tirer l'épée chaque fois qu'un nœud s'opposait à leurs desseins.