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Philippe de Monès (Autre)
EAN : 9782070366569
528 pages
Gallimard (04/04/1975)
4.06/5   931 notes
Résumé :
Cet avertissement s'adresse à toutes les mères habitant les régions de Gehlenburg, Sensburg, Lötzen et Lyck ! Prenez garde à l'ogre de Kaltenborn ! Il convoite vos enfants. Il parcourt nos régions et vole les enfants. Si vous avez des enfants, pensez toujours à l'Ogre, car lui pense toujours à eux ! Ne les laissez pas s'éloigner seuls. Apprenez-leur à fuir et à se cacher s'ils voient un géant monté sur un cheval bleu, accompagné d'une meute noire. S'il vient à vous,... >Voir plus
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Critiques, Analyses et Avis (71) Voir plus Ajouter une critique
4,06

sur 931 notes
Abel Tiffauges est un garagiste persuadé d'avoir un destin grandiose à accomplir. « Ma vie fourmille de coïncidences inexplicables dont j'ai pris mon parti comme d'autant de petits rappels à l'ordre. Ce n'est rien, c'est le destin qui veille et qui entend que je n'oublie pas sa présence invisible mais inéluctable. » (p. 88) Doté d'une force physique hors du commun, Abel Tiffauges est fasciné par les jeunes garçons. Il les photographie, enregistre leurs voix et observe leurs jeux innocents. Son obsession pourrait lui valoir la prison, mais il y échappe quand la Seconde Guerre mondiale éclate. Abel Tiffauges s'enrôle et se passionne alors pour les pigeons voyageurs. Rapidement fait prisonnier par les Allemands, il n'est pourtant jamais entravé dans ses mouvements et acquiert une position de choix dans un centre d'éducation pour les jeunesses hitlériennes. Là, il assouvit enfin la passion dévorante qu'il entretient à l'égard des jeunes garçons.

Abel Tiffauges est fasciné par les jeunes corps des garçons et il en entreprend une lecture systématique et révérencieuse. Tiffauges déchiffre les corps, leurs lignes, leurs pleins et leurs déliés, et il excelle à les catégoriser, dans une volonté maniaque de thésaurus. Abel Tiffauges est un ogre qui ne goûte jamais à la chair, mais qui tente de dérober les essences mêmes de ses proies. « Je compris que j'obéirais d'autant mieux à mes aspirations alimentaires que j'approcherais davantage l'idéal de la crudité absolue. » (p. 94) En collectionneur avide, il cherche toujours plus loin la pièce qui manque à son butin.

Dans son journal qu'il a intitulé Écrits sinistres, il célèbre aussi le mystère divin de l'acte de porter. Il appelle cette mission, sainte à ses yeux, la phorie et il l'entoure de respect et de religiosité. « Je saisis pour la première fois le sens tiffaugéen du sacrement du baptême : un petit mariage phorique entre un adulte et un enfant. » (p. 148) À l'instar de son travail sur les corps des jeunes garçons, il accumule obstinément les symboles sacrés ou païens qui célèbrent la phorie.

Il y aurait tant à dire sur ce superbe roman de Michel Tournier. L'auteur m'avait déjà éblouie avec Vendredi ou les limbes du Pacifique où il réécrivait le mythe de Robinson. Ici, il reprend un célèbre poème de Goethe : le Roi des Aulnes est un charmeur dévoreur d'enfants, terrible figure d'ogre s'il en est. le talent de Michel Tournier à extrapoler les mythes littéraires est sans égal à mes yeux. Dans le Roi des Aulnes, il mêle le mythe aux références bibliques et mythologiques et fait regorger son texte d'analogies, de symboles et de métaphores. L'intertextualité mise en oeuvre semble inépuisable et l'auteur fait montre d'une érudition qui n'a rien de vantarde, qui n'est qu'hommage aux classiques et volonté de les surpasser pour mieux les honorer.

Je m'attarde un instant sur le nom du protagoniste. Dans la Bible, Abel est le nomade assassiné par son frère Caïn : dans le Roi des Aulnes, Abel Tiffauges est sans cesse en mouvement et il progresse vers l'est, vers la lumière. Il échappe toujours à la mort et son initiation est continue auprès de différents maîtres. le frère assassiné est ici bien vivant et décidé à prendre revanche sur la vie. Quant au patronyme, Tiffauges, c'est le nom du château de Gilles de Rais, compagnon de Jeanne d'Arc et assassin d'enfants. Son histoire a été reprise dans de nombreuses légendes présentant des ogres, dont le cruel Barbe-Bleue. Abel Tiffauges est donc un ogre en marche : courez, enfants ! Il vient pour vous !

La violente beauté du style de Michel Tournier m'émeut au-delà du dicible. Je suis sans voix devant les inventions lexicales de l'auteur : soucieux d'utiliser exactement le mot qui convient pour désigner la chose pensée, observée ou ressentie, il ne se contente pas de synonymes ou de périphrases, il crée des termes à la mesure des idées qu'il développe. L'épaisseur sémantique ainsi créée fait du texte un recueil unique de termes, un dictionnaire à lui seul. Michel Tournier crée le sublime à partir du prosaïque, voire du tabou. La sensualité de son texte est vicieuse, dépravée et souvent défécatoire, mais elle est sensualité pleine et entière.

J'arrête ici ce trop long billet en vous recommandant ce roman. Ne soyez pas rebuté par l'érudition du texte. Plongez les yeux fermés dans la spiritualité animale d'Abel Tiffauges !
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Quand vous lisez beaucoup et depuis, disons, un certain temps, les lectures défilent, se renouvellent, changent, évoluent avec vous.

Il y a les lectures obligées, scolaires, qui par leurs découvertes forcées et encadrées peuvent vous décevoir et vous éloigner, pour un temps du livre.
Ce fut mon cas.

Et puis, il y a les lectures conseillées par des amis qui vous connaissent et vous comprennent et qui vous remettent sur le chemin de la lecture.
Ce fut mon cas aussi.

Puis les années et les livres passent, beaucoup sombrent dans l'oubli, mais subsistent ceux que je nomme nos classiques personnels.

Un auteur, dont hélas le nom m'échappe (peut-être Jules Renard ?) a dit, en substance :"Il y a les livres que l'on lit mais ceux qui comptent sont ceux que l'ont relit".

Je cite de mémoire, veuillez excuser l'approximation.

Autrement dit, les livres qui comptent, sont ceux dont on sait déjà en les refermant qu'ils nous ont apporté quelque chose, et qu'on les reprendra un jour, dans un mois, dans dix ans, mais qu'ils nous ont marqués pour de bon.

Bien peu de livres m'ont fait cet effet, mais ce fut le cas avec "Le roi des aulnes".
Peu importe qu'il fut récompensé du prix Goncourt, ou que l'adaptation en film soit une réussite ou pas.
Abel Tiffauges, est l'un des rares personnages romanesques qui m'ait marqué.
Bardamu, Oscar Matzerath, Martin Eden aussi dans d'autres registres.

Depuis quelques temps je me pose la question de savoir quels livres je voudrais garder absolument, et desquels je pourrais me séparer sans grands regrets.

Le résultat est sans appel ; de tous les livres que je possède, lus ou à lire, un nombre assez limité passe le test.

Ce roman de Michel Tournier en fait partie.
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Abel Tiffauges aime la chair fraîche et la viande crue. C'est un ogre.
On peut lire le Roi des Aulnes comme une variation sur le thème de Lolita, emporté par la logorrhée abjecte du pédophile qui justifie sa jouissance.
Mais l'esprit malade qui parle n'est pas une simple personnalité déviante, c'est l'idéologie nazie qui se révèle à nous dans ce soliloque inouï.
Le nazisme aime les enfants et les enfants l'aiment: le nazisme vante la joie des jeux guerriers dans l'exaltation des corps pré-pubères et la camaraderie des purs.
Abel renonce au sexe (en 1970, Tournier a imaginé un personnage qui se lançait dans la guerre pour ne plus avoir à faire l'amour...) et en renonçant à la génitalité s'enfonce dans une forêt de symboles: pour lui, tout est signe et la grande histoire n'existe que pour lui façonner un destin.
Tournier ose dire que le nazisme mêle exaltation et soumission, effacement de l'autre nié ou objectivé, (Abel recueillant des cheveux pour les tisser et s'en vêtir) et exaltation romantique du moi.
Vous voulez comprendre pourquoi deux jeunes crétins entrent dans une église pour égorger fièrement un vieillard? Lisez le Roi des Aulnes.
Mais puisque Tiffauges s'appelle Abel et non Caīn, il sera sauvé. Et qu'est-ce qui préserve du nazisme, de l'islamo-fascisme et de toutes les idéologies délétères? Pas de recette miracle: oublier les séductions abstraites du collectif et sauver une personne, une seule, peut-être, mais qui soit autre donc différente donc humaine.
Il y avait longtemps que je n'avais pas lu un livre aussi éblouissant. La prochaine fois que quelqu'un me demandera de lui définir ce qu'est la littérature, j'aurai ma réponse toute prête: la littérature c'est la précision et le chatoiement du langage, c'est le mythe et son renouvellement, c'est le Roi des Aulnes.
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Pour devenir le Roi, il aura fallu jeter une femme, une profession, une image sociale, et s'enfermer à l'écoute des élans profonds de son être. Retrouver la beauté qu'on espère. Tiffauges aperçoit le diamant pur, encore intact, dans l'âme et le corps de l'enfant.


On craindrait de se perdre dans cet idéalisme qui sonne creux mais le parcours de Tiffauges procède d'un accomplissement qui a tous les attributs du matérialisme. Sa conversion est progressive. Sans crise mystique, elle ne résulte pas d'une crise consciente mais d'une épreuve de vie lentement destructive, érodée jusqu'à ce que l'ultime goutte d'aigreur ne vienne faire déborder un vase prêt à rompre. La seconde guerre mondiale représente cette rupture avec le monde précédent et donne la possibilité à Tiffauges d'embrasser une nouvelle vie. La réalisation spirituelle s'accomplit par le biais d'un matérialisme entier fait de corps en chair et en os, d'animaux puissants et de viande crue, d'appétit orgiaque, de fleuves de laits, de petites têtes tondues et de théorisation sanguine. Comme l'écrit Michel Tournier lui-même, ce parcours se fait comprendre comme « la destruction de toute trace de civilisation chez un homme soumis à l'oeuvre décapante d'une solitude inhumaine, la mise à nu des fondements de l'être et de la vie, puis sur cette table rase la création d'un monde nouveau sous forme d'essais, de coups de sonde, de découvertes, d'évidences et d'extases ».


La figure de saint Christophe, ce héros géant qui traversa une rivière en portant sur ses épaules un petit garçon -le Christ-, guide Tiffauges dans sa réalisation depuis sa rupture avec Rachel jusqu'à sa réalisation en tant que maître d'une Napola. Dans ces écoles paramilitaires du IIIe Reich destinées à la formation de jeunes garçons, Tiffauges apprendra qu'il ne s'était jamais connu jusqu'alors. Il n'était comme personne et il lui fallait connaître une vie comme aucune autre pour le savoir. Sa rupture avec Rachel, compagne à la fois tendre, brave et intelligente, figurait déjà l'instinct anticonformiste de Tiffauges. Ses illusions sur la sexualité et l'amour bourgeois étaient déjà mortes depuis longtemps mais il n'avait encore jamais réussi à en délaisser la pratique. Autre vie, autres moeurs. La guerre et le régime nazi lui font découvrir d'autres extases : l'alimentation crue, brute et animale, la défécation, la jouissance de se perdre jusqu'à se sentir soi, enfin la phorie. La phorie : porter littéralement et métaphoriquement, de jeunes garçons. Littéralement sur les épaules, se transformer en cheval vigoureux qui grise le cavalier. Métaphoriquement en maître, conduire le germe à son éclosion, l'enfant étant une promesse ouverte à une multitude de possibilités. En abandonnant la sexualité dans sa définition classique, Tiffauges découvre qu'il est possible de se lier plus authentiquement au monde. En vivant pour soi, rien que pour soi, sans femme qu'il faut aimer et dont il faut être aimé sous peine de perdre son sens, Tiffauges atteint la quintessence de la matière. A partir de là, la question de la révolution spirituelle ne se pose plus. Elle devient acte à son tour et nous convie à un banquet de belles chairs ondulantes, de reconnaissance pour la vie, de violence passionnée, rien qui ne contredira l'origine du nazisme mais tout qui condamnera la léthargie qui voulut s'y opposer, les compromis, et le sursaut alarmé.
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Les critiques qui ont précédé celles-ci sont éloquentes : ce roman est un chef-d'oeuvre, et cependant a heurté ma sensibilité ; parfois il m'a saisi, parfois j'aurais voulu le rejeter, dégoûté... le Roi des Aulnes m'a semblé difficile à pénétrer, et à commenter aussi... l'impression dominante qu'il me laisse est un malaise... d'où seulement trois étoiles.
Mêlant plusieurs thèmes -dont une réflexion profonde sur les racines de l'Allemagne nazie, au coeur rural et historique de pays- autour d'un personnage psychologiquement perturbé, complexe et... perturbant aussi pour le lecteur. Son parcours initiatique, qui se déroule de 1939 à 1945 dans différentes postures, n'est que prétexte à l'accomplissement de son être profond, fait d'une sensualité morbide et d'obsessions dangereuses. Chaque acte matériel, depuis la collaboration avec les médecins nazis jusqu'à l'acte défécatoire, est prétexte à symbolique ; Ogre ou Saint Christophe, Abel Tiffauges ne se laisse pas cerner par une quelconque morale, et échappe d'ailleurs toujours aux conséquences de ses actes. Chevauchant son cheval Barbe-bleue, il est Roi phorique (concept inventé pour la cause par Tournier), portant sans pudeur à son front les pulsions les plus sombres de l'Humanité, pour le pire et le meilleur.
Un roman qui pour moi n'a rien à voir avec les autres que j'ai lu de Tournier ; un roman qui m'a gêné dans ma vision du bien et du mal, un roman qui m'a troublé et contraint à reconnaître (non, monsieur le juge, je ne suis pas un pédophile en puissance !!! ) au fond de soi ces ressorts matériels et sensuels qui peuvent, si l'on n y prend garde, faire d'un homme un monstre (allégorie du nazisme donc, encore).
Un grand roman donc, sans aucun doute, à plusieurs niveaux de lecture. le tour de force de Tournier, outre la qualité de sa langue, est sans doute de nous obliger à sortir du jugement sur le bien et le mal ; il ne s'agit pas d'aimer ou de ne pas aimer, sauf à s'exposer à un malaise grandissant ; il s'agit de ressentir, comme la première fois que l'on monte à cheval...
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Citations et extraits (187) Voir plus Ajouter une citation
Dès la fin de l’été 1942, il ne fut plus question parmi les gens de Rominten que de la grande chasse que projetait Erich Koch, le Gaulaiter de Prusse-Orientale, sur les trois districts des lacs mazuriques que le grand veneur lui avait concédés à titre de chasse privée. Il s’agissait d’une battue au lièvre de très vaste envergure, puisqu’on prévoyait trois mille rabatteurs dont cinq cents à cheval. Tout l’état-major de Rastenburg et les grosses têtes locales seraient de la fête que terminerait le couronnement d’un roi de la chasse.

Un soir, l’Oberforstmeister revint de Trakehnen en menant au cul de sa charrette anglaise un hongre noir gigantesque, bosselé de muscles, chevelu et fessu comme une femme.

– C’est pour vous, expliqua-t-il à Tiffauges. Il y a longtemps que je voulais vous mettre en selle. La grande battue du Gauleiter est une bonne occasion. Mais quelle peine j’ai eue à vous trouver une bête à votre poids ! C’est un demi-sang de quatre ans épaissi par un apport ardennais, mais dont le chanfrein busqué et la robe d’ébène moirée se souviennent de ses origines barbes, malgré sa taille. Il doit peser ses mille deux cents livres et fait au moins un mètre quatre-vingt au garrot. Au fond, c’est le type du carrossier de la grande époque. Il ne risque pas de s’envoler, mais il pourrait en porter trois comme vous. Je l’ai essayé. Il ne se dérobe pas sur l’obstacle, et ne craint ni les rivières ni les ronciers. Il est un peu dur de la bouche, mais au galop, c’est un char d’assaut.

Tiffauges pris possession de son cheval avec une émotion où les élans de son cœur solitaire se mêlaient au pressentiment des grandes choses qu’ils accompliraient ensemble. Chaque matin, il se rendait désormais à un kilomètre de là, chez le vieux Pressmar, un ancien maître d’équipage impérial, dont la propriété comprenait une assez vaste écurie, une forge et un manège couvert. C’était là qu’on avait installé son grand cheval. Sous la direction de Pressmar, heureux d’exercer la vocation pédagogique propre à tout homme de cheval, il apprenait à soigner sa bête et à la monter. La joie qu’il trouvait dans la proximité de ce grand corps naïf et chaud qu’il bouchonnait, étrillait et brossait, lui rappela d’abord les pigeons du Rhin et les heures de bonheur douillet qu’il avait passées dans le pigeonnier. Mais il comprit bientôt que cette réminiscence était superficielle, et reposait sur un malentendu. En vérité, frottant et lustrant la robe de sa monture, c’était les modestes satisfactions du cirage de ses brodequins et de ses bottes qu’il retrouvait, mais élevées à une puissance incomparable. Car si les pigeons du Rhin avaient été ses conquêtes, puis ses enfants chéris, c’était lui-même au fond qu’il pansait en consacrant tous ses soins à son cheval. Et ce fut pour lui une révélation que cette réconciliation avec lui-même, ce goût pour son propre corps, cette tendresse encore vague pour un homme appelé Abel Tiffauges qui lui venait à travers le hongre géant de Trakehnen. Un matin que le cheval était touché par un rayon de soleil tombant à contre-jour, il s’avisa que son poil d’un noir de jais présentait des moires bleutées en forme d’auréoles concentriques. Ce barbe était ainsi un barbe bleu, et le nom qu’il convenait de lui donner s’imposait de lui-même.

Les leçons d’équitation de Pressmar furent d’abord aussi simples qu’éprouvantes. Le cheval était sellé, mais privé d’étriers. Tiffauges devait se hisser en selle d’un coup de rein, et ensuite commençait dans le manège une séance de tape-cul à petit trot, seul capable, à condition qu’elle fut suffisamment prolongée, d’assurer une assiette correcte au cavalier novice, affirmait le maître d’équipage, mais dont le cavalier sortait courbatu, brisé et le périnée à vif.

Au début, Pressmar observait son élève sans désemparer, avec un air de blâme, et les rares observations qu’il émettait était dépourvues d’aménité. Le cavalier se penchait en avant, contracté, les pieds en arrière. Il allait chuter, et il ne l’aurait pas volé ! Il fallait au contraire s’assoir en arrière, les fesses rentrées, les pieds en avant, et corriger cette attitude par une voussure du dos et des épaules. Sans se laisser rebuter par ce traitement revêche, Tiffauges n’en considérait pas moins Pressmar comme un redoutable crustacé, muré à tout jamais dans un univers étroit et moribond dont il était de surcroît incapable d’exploiter les ressources. Il changea d’avis le jour où, enfermé avec lui dans la sellerie, il l’entendit exposer la vérité du cheval, et vit ce survivant d’un autre temps devenir soudain intelligent, s’animer, trouver pour s’exprimer des paroles justes et colorées. Posé sur un haut tabouret, ses maigres cuisses croisées l’une sur l’autre, la botte battant l’air, le monocle vissé dans l’œil, le maître d’équipage de Guillaume II commença par poser en principe que le cheval et le cavalier étant des êtres vivants, aucune logique, aucune méthode ne peuvent remplacer la secrète sympathie qui doit les unir, et qui suppose chez le cavalier cette vertu cardinale, le tact équestre.

Puis, après un silence destiné à donner toute leur valeur à ces deux mots, il enchaîna par des considérations sur le dressage, que Tiffauges écouta passionnément, parce qu’elles tournaient autour du poids du cavalier et de sa répercussion sur l’équilibre du cheval, et avaient ainsi une portée phorique évidente.

– Le dressage, commença Pressmar, est une entreprise incomparablement plus belle et plus subtile qu’on ne croit communément. Le dressage consiste pour l’essentiel à restituer à l’animal son allure et son équilibre naturel, compromis par le poids du cavalier.

« Comparez en effet la dynamique du cheval et celle du cerf par exemple. Vous verrez que toute la force du cerf est dans ses épaules et dans son encolure. Au contraire, toute la force du cheval est dans sa croupe. Et les épaules du cheval sont fines et effacées, tandis que la croupe du cerf est maigre et fuyante. Il est vrai d’ailleurs que l’arme du cheval est la ruade qui part de la croupe, alors que celle du cerf est le coup d’andouiller qui part de l’encolure. Lorsqu’il se déplace, le cerf se tire en avant. C’est une traction avant. Le cheval à l’inverse se pousse de derrière avec sa croupe. En vérité, le cheval est une croupe avec des organes par devant qui la complètent.

« Or que se passe-t-il quand un cavalier enfourche sa monture ? Regardez bien sa position : il est assis beaucoup plus près des épaules du cheval que de sa croupe. En fait les deux tiers de son poids sont portés par les épaules du cheval qui sont justement, comme je l’ai dit, faibles et légères. Les épaules ainsi surchargées se contractent, et leur raidissement gagne l’encolure, la tête, la bouche, cette bouche dont la douceur, la souplesse, la sensibilité font toute la valeur du cheval de selle. Le cavalier a entre les mains un animal déséquilibré et contracté qui n’obéit plus que grossièrement à ses aides.

« C’est alors qu’intervient le dressage. Il consiste à amener progressivement le cheval à reporter autant que possible le poids du cavalier sur sa croupe afin de soulager les épaules. Et pour cela à s’asseoir davantage sur ses membres postérieurs, à les engager sous lui aussi loin que possible en avant, bref, pour employer une comparaison dont il ne faudrait pas abuser, à prendre modèle sur le kangourou dont tout le poids repose sur les membres inférieurs, tandis que les pattes devant demeurent libres. Par divers exercices, le dressage s’efforce de faire oublier au cheval le poids parasitaire du cavalier, et de lui rendre son naturel en poussant l’artifice jusqu’à son point de perfection. Il justifie une anomalie en instaurant une organisation nouvelle où elle trouve sa place.

« Ainsi l’équitation qui est l’art de régir les forces musculaires du cheval consiste principalement à s’assurer la maîtrise de sa croupe où elles sont rassemblés. Les hanches doivent dévier sous la plus légère pression du talon, les masses fessières doivent avoir cette flexibilité moelleuse qui leur donne la diligence dont dépend tout le reste. »

Et le grand maître d’équipage, debout, cambré, le regard torve dirigé sur sa propre croupe – combien osseuse et effacée ! –, ses jambes arquées serrant les flancs d’un cheval imaginaire, virevoltait dans la pièce, en fouettant le vide avec sa cravache. Pour abstraites et subtiles qu’elles fussent, les considérations de Pressmar sur l’opposition du cerf et du cheval trouvaient une illustration dans les quêtes et les rabats que Tiffauges effectuaient désormais avec Barbe-Bleue. En l’absence de chiens – toujours proscrits par Göring – il semblait même que le cheval, ayant compris à la longue ce qu’on attendait de lui, flairait les voies et repérait les abattures des cerfs avec une ardeur de limier, comme si ces deux natures antagonistes devaient fatalement se combattre.
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Je compris que j’obéirais d’autant mieux à mes aspirations alimentaires que j’approcherais davantage l’idéal de la crudité absolue. […] J’ai compris ainsi l’attirance qu’ont toujours exercée sur moi ces étals et ces crochets qui exposent aux regards la farouche et colossale nudité des bêtes écorchées, les blocs de chair rutilante, les foies visqueux et métalliques, les poumons rosâtres et spongieux, l’intimité vermeille que révèlent les cuisses énormes des génisses obscènement écartelées, et surtout cette odeur de graisse froide et de sang caillé qui flotte sur ce carnage.
[…] Par ailleurs, la qualité de mon cœur sera attestée –s’il en était besoin- par un autre goût que j’ai, celui du lait. Ma gustation rendue à sa finesse originelle par la viande non cuite et non épicée, et qui sait découvrir des mondes de nuances sous la fadeur apparente des crudités, a trouvé matière à s’exercer dans le lait qui est devenu assez vite mon unique boisson. Il faut aller loin dans Paris pour trouver une crémerie dont le lait n’ait pas été tué par les pratiques infâmes de pasteurisation et d’homogénéisation ! En vérité, il faudrait aller à la ferme, à la vache, à la source même de ce liquide synonyme de vie, de tendresse, d’enfance, et sur lequel s’acharnent les hygiénistes, puritains, flics et autres pisse-vinaigre ! Moi, je veux un lait sur lequel flottent avec des remugles d’étable un poil et un fétu, signes d’authenticité.
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Au demeurant, l'enfant exige impérieusement des jouets qui sont fusils, épées, canons et chars ou soldats de plomb et panoplies de tueurs. On dira qu'il fait qu'imiter ses aînés, mais je me demande si justement si ce n'est pas l'inverse qui est vrai, car en somme l'adulte fait moins souvent la guerre qu'il ne va à l'atelier ou au bureau. Je me demande si la guerre n'éclate pas dans le seul but de permettre à l'adulte de faire l'enfant, de régresser avec soulagement jusqu'à l'âge des panoplies et des soldats de plomb. Lassé de ses charges de chef de bureau, d'époux et de père de famille, l'adulte mobilisé se démet de toutes ses fonctions et qualités, et, libre et insouciant désormais, il s'amuse avec des camarades de son âge à manœuvrer des canons, des chars et des avions qui ne sont que la copie agrandie des joujoux de son enfance. (P. 309)
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L'enfant de douze ans a atteint un point d'équilibre et d'épanouissement insurpassable qui fait de lui le chef-d'œuvre de la création. Il est heureux, sûr de lui, confiant dans l'univers qui l'entoure et qui lui paraît parfaitement ordonné. Il est si beau de visage et de corps que toute beauté humaine n'est que le reflet plus ou moins lointain de cet âge. Et puis, c'est la catastrophe. Toutes les hideurs de la virilité – cette crasse velue, cette teinte cadavérique des chairs adultes, ces joues râpeuses, ce sexe d'âne démesuré, informe et puant – fondent ensemble sur le petit prince jeté à bas de son trône. Le voilà devenu un chien maigre, voûté et boutonneux, l'œil fuyant, buvant avec avidité les ordures du cinéma et du music-hall, bref un adolescent.
Le sens de l'évolution est clair. Le temps de la fleur est passé. Il faut devenir fruit, il faut devenir graine. Le piège matrimonial referme bientôt ses mâchoires sur le niais. Et le voilà attelé avec les autres au lourd charroi de la propagation de l'espèce, contraint d'apporter sa contribution à la grande diarrhée démographique dont l'humanité est en train de crever. Tristesse, indignation. Mais à quoi bon ? N'est-ce pas sur ce fumier que naîtront bientôt d'autres fleurs ?
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L’introduction d’un genre neutre [dans la langue allemande] était un perfectionnement intéressant, à condition d’en user avec discernement. Au lieu de quoi, on voit se déchaîner une volonté maligne de travestissement général. La lune devient un être masculin, et le soleil un être féminin. La mort devient mâle, la vie neutre. La chaise est elle aussi masculinisée, ce qui est fou ; en revanche le chat est féminisé, ce qui répond à l’évidence même. Mais le paradoxe est à son comble avec la neutralisation de la femme elle-même à laquelle la langue allemande se livre avec acharnement (Weib, Mädel, Mädchen, Fräulein, Frauenzimmer).
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Vidéo de Michel Tournier
Enseignante à l'Institut Universitaire Tous Âge d'Amiens, Micheline Foré avait invité Michel Tournier à présenter une conférence dans ce lieu. En raison de problèmes de santé, celui-ci lui proposa plutôt une rencontre chez lui au Presbytère de Choisel. S'en suivirent des échanges amicaux entre l'écrivain et l'enseignante. Leur rencontre eut lieu en mai 2008 en compagnie de sa fille Blandine et de deux amis, Françoise et Jean-Claude Leleux qui filma l?entretien. La librairie du Labyrinthe les remercie tous de lui avoir confié ces images afin de les monter et de les diffuser pour le plaisir de tous.
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