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Gilles Deleuze (Autre)
EAN : 9782070369591
288 pages
Gallimard (29/06/1972)
3.94/5   1810 notes
Résumé :
Tous ceux qui m'ont connu, tous sans exception, me croient mort. Ma propre conviction que j'existe a contre elle l'unanimité. Quoi que je fasse, je n'empêcherai pas que, dans l'esprit de la totalité des hommes, il y a l'image du cadavre de Robinson. Cela suffit - non certes à me tuer - mais à me repousser aux confins de la vie, dans un lieu suspendu entre ciel et enfers, dans les limbes en somme... Plus près de la mort qu'aucun autre homme, je suis du même coup plus... >Voir plus
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Critiques, Analyses et Avis (106) Voir plus Ajouter une critique
3,94

sur 1810 notes
Je n'ai encore jamais lu "Robinson Crusoé" de Daniel Defoe, dont "Vendredi ou les limbes du Pacifique" en est la réécriture. J'ai en revanche lu il y a quelques temps déjà "Vendredi ou la vie sauvage", qui est une adaptation jeunesse. Je ne peux donc faire la comparaison avec le premier, et n'en ferai pas avec le dernier, le public visé étant différent.

Le hasard a voulu que je termine ce roman un 19 décembre, alors que l'histoire se termine également un 19 décembre, mais avec quelques années d'écart... Car effectivement, c'est le 19 décembre 1787 que le Whitebird atteint la côte de Speranza, petite île encore inconnue qui a reccueilli 28 ans plus tôt Robinson Crusoé, seul rescapé du naufrage de la Virginie qui a eu lieu en septembre 1759.

Oui cela fait 28 ans que Robinson a échoué sur "l'île de la désolation", nom qu'il lui affublait au départ. Totalement seul dans cet endroit sauvage et désert d'humanité, il a d'abord sombré dans la folie avant de se reprendre en main. Pour ce faire, il a occupé son corps et son esprit quotidiennement. Son corps grâce à diverses constructions, élevages et cultures. Son esprit grâce à la tenue d'un journal de bord un peu particulier, puisqu'au lieu d'y retranscrire son quotidien, il y étale ses moments d'égarement méditatif. L'île de la désolation est renommée Speranza, il est élu à l'unanimité (forcément !) Gouverneur, ce qui lui octroie les pleins pouvoirs. L'île est désormais administrée d'une main de fer, une charte et un code pénal ont d'ailleurs été établis. Robinson a désormais un but. Une routine s'installe en même temps que sa perception de la vie se transforme. Tout est bien carré, tout est organisé, tout est orchestré au rythme de la clepsydre qu'il s'est fabriqué avec les moyens du bord. Mais voilà qu'un indigène, qu'il a sauvé par erreur et qu'il nommera Vendredi, vient chambouler toute cette routine et l'amènera une nouvelle fois vers d'autres prises de conscience...

Avec une narration entrecoupée d'extraits du journal de bord, nous nous retrouvons dans un roman à la fois d'aventures, initiatique et philosophique, dans lequel nous assistons à l'évolution de l'état d'esprit de Robinson. On le voit s'adapter à son environnement, à la solitude. On le voit passer de survie à la vie, du désespoir et au renoncement à la liberté. On fait face à tous ses ressentis, toutes ses élucubrations philosophiques. On ne peut reprocher à l'auteur de ne pas avoir suffisamment creusé son personnage principal, physiquement aussi bien que psychologiquement.

Tout comme on ne peut lui reprocher d'avoir rendu Speranza bel et bien vivante, imposante. Au-delà des descriptions de son engencement, des différentes zones naturelles et de sa faune et sa flore, l'auteur lui octroie une âme, un corps et un genre aussi peut-on dire. Elle a sa place et son rôle à jouer dans l'évolution qui s'opère en Robinson.

La relation entre Robinson et Vendredi a également une grande part dans l'histoire. Il a été intéressant de voir les liens se transformer petit à petit. Car s'il y a en premier lieu un rapport de force entre eux, une relation maître/esclave, chacun sera l'égal de l'autre à la fin. On assiste dans cette relation à de mini-transformations, instillées au fil des pages, au fur et à mesure que l'état d'esprit de Robinson se transforme à son tour.

Un contexte et un environnement savamment bien décrits. Une dimension psychologique et des ressentis admirablement développés. Une intrigue très intéressante. Une plume agréable, fluide et travaillée. Et pourtant, qu'est-ce que ça peut traîner en longueur par moments ! Les spéculations philosophiques de Robinson ont plus d'une fois failli m'achever, aussi bien que l'inaction dans certains passages, qui peuvent durer sur plusieurs pages.

En enlevant la préface et la postface, le récit n'atteint pas les 240 pages, j'ai pourtant eu l'impression d'en avoir lu le double... Mais bon, malgré cette "mollesse" ressentie, j'ai tout de même réussi à apprécier ma lecture, grâce aux nombreux points positifs relevés plus haut.
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Robinson Crusoé, je l'ai rencontré trois fois.

Ma première rencontre était toute filiale: mon père (ce héros au sourire si doux) lisait à ses filles, le soir au coin du feu, le livre de Daniel Defoê, un de ces "livres de garçon" qu'il avait aimés, enfant - peut-être pour oublier qu'il n'y avait que des pisseuses pour l'écouter. Nous écoutions d'ailleurs religieusement, passionnées surtout par l'installation de Robinson- ah ces pisseuses, si platement domestiques parfois!- , et par ses rapports avec le pauvre Vendredi,que nous trouvions gentil mais un peu neu-neu..

La deuxième a été touristique et parisienne: venue à Paris avec mes parents pour la première fois, nous écoutions tous les trois avec le plus grand respect -c'était avant 68...- un gardien de la paix , comme on disait encore, nous expliquer comment nous diriger, quand nous avons vu passer, derrière nous, place Vendôme, sortant du Ritz et se rendant sans doute chez van Cleef et Arpels, une vieille momie embijoutée, couverte d'un long manteau de fourrure et portant un improbable couvre-chef, large comme un sombrero, tout en fourrure lui aussi. le policier s'est alors tourné vers nous avec un sourire malicieux: "Vous avez vu? C'est Robinson Crusoé!". j'en ai conclu -un peu hâtivement- que les flics parisiens étaient cultivés et pleins d'humour...

Ma troisième rencontre a été littéraire et décapante: c'était - nous y voilà!-en lisant le livre de Michel Tournier!

Le vieux mythe du rescapé débrouillard et du bon sauvage domestiqué en a pris un coup! L'épisode pour moi le plus troublant a été ce retour à la soue, cette régression nécessaire de Robinson à l'utérus de notre mère la Terre, avec l'incroyable épisode des mandragores incestueuses, nées de sa copulation frénétique avec la Grande Mère...On était bien loin du Robinson britannique, keep a stiff upper lip, tâtillon et super-organisé...Back to the trees, le Robinson de Tournier! Vendredi à côté avait tout d'un coup l'air bien raisonnable, même s'il était évident qu'il avait lui aussi des choses à reprendre en main, et bien des doléances à présenter à l'Occident civilisateur...la colonisation étant passée par là.. Et il a commencé à piquer à ce psychopathe de Robinson le titre du livre. Plus de "Robinson", place à "Vendredi"!!

Aussi ai-je été furieuse de voir ce magnifique et tonique récit perdre toute saveur et toute couleur quand Tournier s'est avisé de châtrer son texte -exit les mandragores et la fornication dans les terriers- pour le mettre à la portée des mioches, comme s'ils ne pouvaient lire le vrai, en attendant peut-être encore un peu...

Quand je relis Vendredi -le hard, pas le light- je pense toujours à cette chanson de Higelin:

"A faire l'amour avec la terre,
j'ai enfanté des p'tits vers blancs,
qui me nettoient, qui me digèrent,
qui font leur nid au creux d'mes dents!"

Oui," Vendredi" de Tournier, rencontre du troisième type: un grand moment de méditation philosophique et d'émotion littéraire!
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Dans Vendredi ou les limbes du Pacifique, Michel Tournier nous invite à visiter ou revisiter le célèbre mythe littéraire de Robinson Crusoé, créé par Daniel Defoe, publié en 1719 et que j'avais lu il y a très longtemps.
C'est un mythe intemporel, inaltérable, mais ici vous l'aurez compris rien qu'au titre, deux cent cinquante ans après l'oeuvre originelle, Michel Tournier s'intéresse davantage au personnage de Vendredi...
Je vous fais grâce des premières scènes du naufrage, les premiers jours sur l'île, l'apprentissage d'une autre existence par Robinson, puis la rencontre de celui qu'il appellera Vendredi et les raisons pour lesquelles il lui choisit ce nom. Oh ben si, tiens, regardons un peu ce que Robinson écrit dans son journal à ce propos.
« Il fallait trouver un nom au nouveau venu. Je ne voulais pas lui donner un nom de chrétien avant qu'il ait mérité cette dignité. Un sauvage n'est pas un être humain à part entière. Je ne pouvais pas non plus décemment lui imposer un nom de chose, encore que c'eût été peut-être la solution de bon sens. Je crois avoir résolu assez élégamment ce dilemme en lui donnant le nom du jour de la semaine où je l'ai sauvé : Vendredi. Ce n'est ni un nom de personne, ni un nom commun, c'est à mi-chemin entre les deux, celui d'une entité à demi vivante, à demi abstraite, fortement marquée par son caractère temporel, fortuit et comme épisodique... »
On lit ici toute l'arrogance et le mépris de Robinson Crusoé, qui se définit sur son île comme une sorte de garant de la civilisation qu'il représente, à l'égard du « bon sauvage », mais en contrepoint on devine aussi toute l'ironie modante de Michel Tournier à l'encontre du comportement des hommes soi-disant civilisés...
À travers de très belles pages, Michel Tournier nous invite à une magnifique ode à l'altérité. C'est dans l'apprentissage de cette solitude que Robinson cerne à jamais en creux l'altérité qui imprègne l'humanité.
C'est aussi dans cet apprentissage qu'il faut désapprendre des gestes séculaires où l'altérité pesait comme une règle de vie.
Roman de l'apprentissage, de la métamorphose, roman de la transformation de Robinson. Vendredi ne serait rien sans Robinson, Robinson ne serait rien sans Vendredi, c'est l'altérité de l'un qui transforme l'autre dans une île qui est le creuset essentiel de ce récit.
J'ai aimé cette manière qu'a Michel Tournier de féminiser cette île, de lui donner un prénom de femme, Sperenza, de la sexualiser, puisque désormais Robinson est condamné à une forme de solitude extrême, dont cependant tout homme condamné à une telle réclusion solitaire et doté d'un poignet agile peut s'en contenter n'est-ce pas ? Mais rien ne remplacera l'être aimé. Et l'île devient cet être aimé, désiré, chéri...
C'est la promesse sauvage d'une île, immense et vierge... C'est la promesse d'une solitude, comme une épouse implacable. L'intimité la plus secrète de l'île devient un désir. Et l'île devient peu à peu une personne, d'une nature indiscutablement féminine, prête à répondre aux besoins nouveaux du coeur et de la chair de Robinson... Il s'éprend de cette île jusqu'à lui faire l'amour dans d'étreintes voluptueuses...
Et quand Vendredi débarque dans la vie de Robinson, c'est presque comme un intrus qui ferait irruption dans la vie intime d'un couple. Cela dit, pour Robinson c'est l'occasion rêvée de mettre en pratique la charte qu'il a rédigé quelques temps après son arrivée sur l'île ainsi que son code pénal particulier.
Vendredi devient alors autrui... C'est lui qui va achever la métamorphose commencée par Robinson, lui en révéler le sens. Vendredi est l'autrui qui dérange, donc totalement utile et nécessaire dans la métamorphose de Robinson, dans cette altérité retrouvée.
Michel Tournier fait de Vendredi un passeur et c'est beau.
L'île Speranza en deviendrait presque une amante délaissée, abandonnée, sauf qu'à la différence du Robinson de Daniel Defoe, celui de Michel Tournier voudra à jamais se fondre dans la plénitude solaire de son amante retrouvée.
Auteur d'un roman initiatique, Michel Tournier m'a invité dans cette inspiration magnifique à regarder l'humanité d'une tout autre manière.
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Troublant et magnifique voyage dans la transmutation d'un homme depuis sa vile condition matérielle jusqu'à la plénitude solaire de sa véritable nature.

Pour me soustraire aux bruits du monde, j'ai découvert avec ce riche roman un nouveau lieu de réclusion littéraire après La montagne magique de Thomas Mann : c'est l'île de Robinson, personnage central du livre, fouettée de vents purificateurs, gorgée de vie primale, de ressources inviolées, de terre féconde et de secrets ancestraux au fonds de ses grottes.
Le chemin est long et douloureux, sexe et mort s'imposent et se confondent pour Robinson qui viole la terre de l''île qui en retour le psychanalyse de force. On est loin de Vendredi ou la vie sauvage, la version pour enfants qui fit pourtant déjà tant rêver alors...

Terre d'exil et de découverte de soi, cette île magique agit comme une porte d'accès à la catharsis, pour peu qu'à l'instar de Robinson on se dépouille, aidé de Vendredi, de ses oripeaux sociaux et matériels, et que l'on abandonne sa volonté de contrôle pour parvenir à un état de quasi divinité solaire. Et à la paix absolue des dernières pages du roman.
Incontournable!
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Dans ce roman - dont j'avais lu une première approche avec Vendredi ou la vie sauvage, adaptation pour enfants de ce texte - Michel Tournier revisite le Robinson Crusoe de Defoe. Mais si l'intrigue est la même - Robinson se retrouve seul survivant d'un naufrage sur une île déserte où il doit survivre avec ses seules ressources, avant de trouver un compagnon, Vendredi, et d'être sauvé par un navire de passage - le point de vue est totalement différent. Michel Tournier explore les implications intimes et psychologiques de la solitude, chez un homme entiérement livré à lui même. Après l'espoir d'être sauvé, le renoncement et la tentation de l'animalité, Robinson reconstruit, jusqu'à l'absurde, une société ordonnée et policée, dans un espace sans société. Un enfermement qui vole en éclat sous l'impulsion de Vendredi, d'abord vu comme un sauvage à civiliser, avant de devenir celui par qui Robinson acceptera sa propre personne. D'une très grande richesse d'analyse et d'écriture, ce livre est à lire et à relire, pour la beauté des images, la richesse des symboles (ah, la harpe éolienne) et la profondeur de la réflexion sur le psychisme humain. Un classique du 20e siècle.
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Citations et extraits (155) Voir plus Ajouter une citation
Un fleuve de douceur coulait en lui. C'est alors qu'il eut la certitude d'un changement, dans le poids de l'atmosphère peut-être, ou dans la respiration des choses. Il était dans l'autre île, celle qu'il avait entrevue une fois et qui ne s'était plus montrée depuis. Il sentait, comme jamais encore, qu'il était couché sur l'île, comme sur quelqu'un, qu'il avait le corps de l'île sous lui. C'était un sentiment qu'il n'avait jamais éprouvé avec cette intensité, même en marchant pieds nus sur la grève, si vivante pourtant. La présence presque charnelle de l'île contre lui le réchauffait, l'émouvait. Elle était nue, cette terre qui l'enveloppait. Il se mit nu lui-même. Les bras en croix, le ventre en émoi, il embrassait de toutes ses forces ce grand corps tellurique, brûlé toute la journée par le soleil et qui libérait une sueur musquée dans l'air plus frais du soir. Son visage fermé fouillait l'herbe jusqu'aux racines, et il souffla de la bouche une haleine chaude en plein humus. Et la terre répondit, elle lui envoya au visage une bouffée surchargée d'odeurs qui mariait l'âme des plantes trépassées et le remugle poisseux des semences, des bourgeons en gestation. Comme la vie et la mort étaient étroitement mêlées, sagement confondues à ce niveau élementaire ! Son sexe creusa le sol comme un soc et s'y épancha dans une immense pitié pour toutes choses créées. Etranges semailles, à l'image du grand solitaire du Pacifique ! Ci-gît maintenant, assommé, celui qui épousa la terre, et il lui semble, minuscule grenouille collée peureusement à la peau du globe terrestre, tourner vertigineusement avec lui dans les espaces infinis...
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Je sais maintenant que chaque homme porte en lui -- et comme au-dessus de lui -- un fragile et complexe échafaudage d'habitudes, réponses, réflexes, mécanismes, préoccupations, rêves et implications qui s'est formé et continue à se transformer par les attouchements perpétuels de ses semblables. Privée de sève, cette délicate efflorescence s'étiole et se désagrège. Autrui, pièce maîtresse de mon univers... Je mesure chaque jour ce que je lui devais en enregistrant de nouvelles fissures dans mon édifice personnel.
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Il ne restait plus rien des longs poils blancs et bruns, de la barbe et de la chair. Même l’intérieur de la tête avait été parfaitement nettoyé. Quand Vendredi revint vers Robinson ce jour-là, il brandissait à bout de bras un superbe crâne blanc et sec avec deux magnifiques cornes noires, annelées et en forme de lyre. Ayant retrouvé par hasard la cordelette de couleur qu’il avait nouée au cou d’Andoar, il l’attacha à la base des cornes, comme on met un noeud dans les cheveux des petites filles. — Andoar va chanter ! promit-il mystérieusement à Robinson qui le regardait faire. Il tailla d’abord deux petites traverses de longueur inégale dans du bois de sycomore. Avec la plus longue, grâce à deux trous percés latéralement à ses extrémités, il réunit les pointes des deux cornes. La plus courte fut fixée parallèlement à la première, à mi-hauteur du chanfrein. Un peu plus haut, entre les orbites, il plaça une planchette de sapin dont l’arête supérieure portait douze étroits sillons. Enfin il décrocha les boyaux d’Andoar qui se balançaient toujours dans les branches d’un arbre, mince et sèche lanière tannée par le soleil, et il la coupa en morceaux égaux d’un mètre chacun environ. Lorsqu’il le vit tendre entre les deux traverses, à l’aide de chevilles, les douze boyaux qui pouvaient garnir le front d’Andoar, Robinson comprit qu’il voulait fabriquer une harpe éolienne. La harpe éolienne est un instrument qu’on met en plein air ou dans un courant d’air, et c’est le vent qui joue de la musique en faisant vibrer les cordes. Toutes les cordes doivent donc pouvoir retentir en même temps, sans discordance, et il faut qu’elles soient accordées à l’unisson ou à l’octave. Vendredi fixa de chaque côté du crâne une aile de vautour pour rabattre sur les cordes le plus faible souffle de vent. Puis la harpe éolienne trouva place dans les branches d’un cyprès mort qui dressait sa maigre silhouette au milieu des rochers, en un endroit exposé à toute la rose des vents. À peine installée d’ailleurs, elle émit déjà un son flûté, grêle et plaintif, bien que le temps fût tout à fait calme. Vendredi écouta longtemps cette musique si triste et si douce qu’elle donnait envie de pleurer. Enfin, il fit une grimace de mépris, et leva deux doigts en direction de Robinson. Il voulait dire par là que le vent trop faible ne faisait vibrer que deux cordes sur douze. Il fallut attendre la prochaine tempête qui ne se produisit qu’un mois plus tard pour qu’Andoar consente à chanter à pleine voix. Robinson avait finalement élu domicile dans les branches de l’araucaria où il s’était fait un abri avec des plaques d’écorce. Une nuit, Vendredi vint le tirer par les pieds. Une tourmente s’était levée, et on voyait dans le ciel livide la lune glisser rapidement comme un disque entre les nuages déchirés. Vendredi entraîna Robinson vers le cyprès. Bien avant d’arriver en vue de l’arbre, Robinson crut entendre un concert céleste où se mêlaient des flûtes et des violons. Le vent redoublait de violence quand les deux compagnons parvinrent au pied de l’arbre-chantant. Attaché court à sa plus haute branche, le cerf-volant vibrait comme une peau de tambour, tantôt immobile et frémissant, tantôt emporté dans de furieuses embardées. Sous la lumière changeante de la lune, les deux ailes de vautour s’ouvraient et se fermaient au gré des bourrasques. Ainsi Andoar-volant et Andoar-chantant semblaient réunis dans la même sombre fête.
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C'est alors qu'une statue de limon s'anima à son tour et glissa au milieu des joncs. Robinson ne savait plus depuis combien de temps il avait abandonné son dernier haillon aux épines d'un buisson. D'ailleurs il ne craignait plus l'ardeur du soleil, car une croûte d'excréments séchés couvrait son dos, ses flancs et ses cuisses. Sa barbe et ses cheveux se mêlaient, et son visage disparaissait dans cette masse hirsute. Ses mains devenues des moignons crochus ne lui servaient plus qu'à marcher, car il était pris de vertige dès qu'il tentait de se mettre debout. Sa faiblesse, la douceur des sables et des vases de l'île, mais surtout la rupture de quelque petit ressort de son âme faisaient qu'il ne se déplaçait plus qu'en se traînant sur le ventre. Il savait maintenant que l'homme est semblable à ces blessés au cours d'un tumulte ou d'une émeute qui demeurent debout aussi longtemps que la foule les soutient en les pressant, mais qui glissent à terre dès qu'elle se disperse. La foule de ses frères, qui l'avait entretenu dans l'humain sans qu'il s'en rendit compte, s'était brusquement écartée de lui, et il éprouvait qu'il n'avait pas la force de tenir seul sur ses jambes.
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Soleil, rends-moi semblable à Vendredi. Donne-moi le visage de Vendredi, épanoui par le rire, taillé tout entier pour le rire. Ce front très haut, mais fuyant en arrière et couronné d'une guirlande de boucles noires. Cet œil toujours allumé par la dérision, fendu par l'ironie, chaviré par la drôlerie de tout ce qu'il voit. Cette bouche sinueuse aux coins relevés, gourmande et animale. Ce balancement de la tête sur l'épaule pour mieux rire, pour mieux frapper de risibilité toutes choses qui sont au monde, pour mieux dénoncer et dénouer ces deux crampes, la bêtise et la méchanceté...
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Vidéo de Michel Tournier
Enseignante à l'Institut Universitaire Tous Âge d'Amiens, Micheline Foré avait invité Michel Tournier à présenter une conférence dans ce lieu. En raison de problèmes de santé, celui-ci lui proposa plutôt une rencontre chez lui au Presbytère de Choisel. S'en suivirent des échanges amicaux entre l'écrivain et l'enseignante. Leur rencontre eut lieu en mai 2008 en compagnie de sa fille Blandine et de deux amis, Françoise et Jean-Claude Leleux qui filma l?entretien. La librairie du Labyrinthe les remercie tous de lui avoir confié ces images afin de les monter et de les diffuser pour le plaisir de tous.
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