« Écrivez la lettre que vous n'avez jamais écrite » ... c'est le cahier des charges de la collection « Les Affranchis » en coédition Robert Laffont et Nil.
Minh Tran Huy écrit à son fils Serge, Sergio, dans l'intimité familiale. Romancière, critique littéraire dans les pages du Figaro Madame, elle a deux fils, Serge, petit bonhomme de trois ans à qui elle écrit cette fameuse lettre, et à qui elle raconte son grand frère spécial de dix ans, Paul. Paul est « Spécial, différent, exceptionnel, extra-ordinaire... Il y a bien des mots pour qualifier Polo dont on a poli les contours, les arêtes et les angles, afin d'éviter que quiconque s'y blesse. » Paul est autiste.
Minh Tran Huy s'adresse à son fils, comme une maman qui s'émerveille de chacun de ses apprentissages, cet émerveillement qu'elle n'a pu ressentir avec Paul. À Serge, elle parle de son grand frère pour lequel elle n'est que patience et bienveillance malgré la violence du réel, ce fils qui panique quand on le touche, alors imaginez l'enlacer et lui faire un câlin... Ce fils révélateur aussi de ce que l'être humain porte en lui de bon, et parfois aussi de mauvais (doigt d'honneur que j'assume au voisin du dessous - ceux qui ont lu le livre comprendront). Elle raconte aussi le couple, qui a résisté à l'ouragan de cet enfant spécial, l'écrivaine est bien là aussi, avec sa plume délicate entre les histoires qu'on se raconte, qu'on raconte et puis le concret, ce quotidien qui vous pète à la gueule...
Paul c'est l'antinomie de Sergio dans les rapports aux autres, dans sa façon d'appréhender le monde, un esprit éternellement de dix-huit mois dans un corps grandissant. C'est aussi un être qui ne parlera jamais la même langue que ses parents, comme le dit Alexandre, le papa historien :« Il ne pourra jamais déchiffrer aucun de nos textes, aucune de nos phrases. (...) nos livres, ce qui compte le plus pour nous, ce à quoi nous consacrons tout notre temps, toute notre énergie, lui resteront inaccessibles ».
Minh Tran Huy sème sa lettre de contes, ceux qu'elle raconte à Serge, qui écoute attentif, comprend que c'est sa maman qui les a écrits pour lui. Et plus on avance et plus se dessine un monde issu de l'art du kintsugi comme l'évoque l'auteure. Techniquement il s'agit d'une méthode japonaise de réparation des porcelaines brisées à l'aide de jointures laquées en or... D'une brisure réelle, celle d'une vie imaginée qui semblait toute tracée, papa historien, maman romancière et fiston qu'on sur-motive, grandes écoles, grand avenir, Paul a fait éclater cette vie imaginée, et puis Serge avec sa normalité joyeuse et l'allégresse qu'il a ramené dans le foyer participe de ce colmatage qui illumine cette vie réelle et pas facile. Serge et Paul mêlés sont ce matériau qui embellit la vie de Minh et son mari.
« Ce ne sont pas les livres qui ont fait s'écrouler les barreaux de la prison où je m'étais enfermée, mon Serge : c'est
ton frère ». Biberonnée à la méritocratie, elle raconte aussi l'histoire familiale et la transmission, et son regard totalement changé sur cette culture du "on bosse plus que les autres pour grimper les échelons sociaux" (ce n'est pas dans le texte) qui avait réussi à son père auquel elle rend un bel hommage.
En plus de cette entrée dans le quotidien de l'auteure, qui déjà vous fait bien revoir vos priorités, réfléchir votre façon de voir les autres, s'ensuit une réflexion sur le système sociétal actuel, ainsi que les failles et l'absence totale en France d'aides à mettre en place pour les autistes et leurs familles.
Et le plus important, selon moi, est le message qu'elle adresse à petit Serge, elle le répète à plusieurs reprises : « Tu n'es pas un remplaçant, mon Serge, tu ne l'as jamais été, mais tu nous permets de vivre ce que nous n'avons jamais pu vivre avec Paul. »
J'ai lu ce livre grâce à Babelio, j'en suis ravie et vous remercie infiniment car il y a longtemps qu'une lecture ne m'avait pas tant émue, m'y replonger m'émeut tout autant.
Je finirai sur ces mots extraordinaires de douceur de Minh-maman-romancière : "Polo est improductif, donc inutile, de même que les vieillards, les malades, les démunis. de même que les nuages et les étoiles, la musique, l'art, la beauté, la poésie".
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