- Un jour, ironie du sort, j'ai vu arriver au camp le metteur en scène qui m'avait dénoncé. Il avait été arrêté à son tour. Tu vois l'absurdité de ce système. Toutes ces chaînes de dénonciations et d'arrestations. Plus de vingt millions de détenus, des dizaines de millions de miliciens, autant de soldats... La terreur, ça occupe tout le pays.
Boris fredonne des chansons populaires qu'il est le seul à connaître. Cet hiver d'avril ne le surprend pas du tout.
"Douze mois d'hiver,
Le reste c'est l'été...
Sois maudite, Kolyma, [région de l'extrême est de la Russie]
Toi qu'on appelle la planète enchantée."
Autour de nous, tout est blanc: la neige est partout. (...)
- Ne fixe surtout pas la neige, Nina. Tu pourrais te brûler les yeux!
C'est trop tard. Mes brûlures à la cornée me font terriblement souffrir, je m'assois dans la poudre blanche, incapable de continuer à déblayer.
Sa voix est si basse, un chuchotement presque inaudible. Ses doigts crispés s'agrippent aux miens. Elle s'y accroche et j'ai l'impression que serrer ma main lui donne la force de parler ; maman veut finir de raconter ses amies du camp, comme si elle voulait leur rendre hommage, pour que nous ne les oubliions pas, nous les citoyens libres. Pour que le monde ne les oublie pas.