Raspoutine

En causant ainsi, d'égal à égal, avec Leurs Majestés, sans témoins gênants, sans médiateurs compassés, il [Raspoutine] se dresse en champion de la Sainte-Trinité qui doit assurer la gloire de la Russie : le Tsar, l'Eglise, le Peuple. Pas de salut, professe-t-il, hors de cette union entre les principes monarchiques et religieux d'une part et, d'autre part, le terroir dans lequel ils plongent leurs racines. Les petites gens sont l'humus nécessaire qui supporte et nourrit l'arbre de l'autocratie orthodoxe.

La guerre qu'il appréhendait lui rend la vie agréable. On dirait que, dans cet univers en décomposition, où les esprits sont hantés par la mort, la souffrance, les tribulations de la patrie, il a trouvé le climat idéal pour l épanouissement de ses appétits.

Au palais, cependant,règnent l'indignation et la panique. L'impératrice est partagée entre la terreur d'avoir failli perdre son guide spirituel et la joie de savoir qu'il a échappé à la vengeance d'une déséquilibrée.

les rapports des agents secrets dépêchés sur place sont formels : il s'agit d'un imposteur, d'un pseudo-prophète, incapable de résister à ses instincts sexuels.

Il y a un lien mystérieux entre ces deux hommes que tout oppose en apparence. L'un et l'autre sont des fanatiques, mais Lénine est un être de glace, un calculateur, un théoricien, dominé par une idée fixe, dénué du moindre sentiment humain, et Raspoutine est un être voluptueux, un débauché, ouvert à tous les vices et persuadé que Dieu le comprend et l'inspire. Le premier s'appuie sur l'œuvre de Karl Marx, le second sur la Bible. Soumis l'un et l'autre à une ambition démesurée, le premier se complaît dans une logique inflexible, le second dans une piété primitive et dans les plaisirs de la chair.

Raspoutine est rassuré sur le sort du tsarévitch. Les convulsions musculaires qu'il a subies pendant son incantation sont, croit-il comme les dernières secousses de la torture d'Alexis. Il a délivré l'enfant en assumant son mal au regard de Dieu. C'est ainsi qu'opèrent les « chamans » lorsqu'ils veulent soulager un patient ses tourments de corps ou d'âme. Ils se substituent à lui par la pensée, ils se chargent de son supplice physique ou spirituel, ils lui dérobent momentanément son moi pour le lui restituer intact après la guérison. Cette méthode de transfert de la douleur par télépathie, Raspoutine l'a apprise auprès d'eux, lors de ses pérégrinations de jeunesse parmi les Bouriates, les Yakoutes et les Kirghizes. Mais il a ajouté à leur magie païenne toute celle du christianisme. A leur contact, il est devenu, à son tour, un chaman, un visionnaire, un remorqueur de navires en perdition. En vérité, ces devins primitifs, quelque peu sorciers, l'ont mieux informé sur les pouvoirs de l'esprit confronté à la matière que les prêtres dont il a eu l’occasion d’entendre les sermons.

Mais, au fait, qui était-il, ce Raspoutine, tout ensemble béni et honni : un mystificateur ou un mage ?

Mais Raspoutine a un regard et une voix qui remuent les entrailles de l'assistance. Et puis il insiste sur la nécessité d'atteindre soi-même, par la prière, à une béatitude qui exclut les références aux obligations morales. En somme, pour lui, tout est permis à partir du moment où le croyant s'abandonne à l 'extase. Les règles de conduite peuvent être transgressées pour peu qu'un élan spirituel, ou même physique, vous propulse, hors de toute conscience, vers un état de pâmoison supérieure.

La rumeur publique accuse Raspoutine de mener une vie dissolue et de "chevaucher les femmes", sous prétexte de les préparer aux joies de la communion avec le Seigneur.

En vérité, la Russie a sécrété Raspoutine comme une poussée de fièvre provoque un bouton. Dans l'état de désarroi moral où se trouvaient ses compatriotes, sa venue était inévitable. Il a été le produit d'un peuple entier en ébullition. Peut-être un tel personnage n'aurait-il pu surgir nulle part ailleurs que dans cette immense contrée de plaines, de mirages et de piété ?