« Au moment où leurs silhouettes atteignent le sommet de la colline, une araignée entreprend de tisser une toile qui scintillera bientôt sous la lune, entre les branches les plus basses du ficus centenaire. »
Une araignée élaborant sa toile comme l'écrivaine aura tissé son texte…, l'image surgissant dans les très émouvantes dernières pages du roman (mais c'est promis, on ne vous en dira pas plus, sur cette fin !) a d'autant plus valeur métaphorique que la trame du récit est complex
e, jonglant avec les temporalités, sur plus de soixante ans d'écart, comme avec les espaces, entre les deux côtés de l'Afrique, la Belgique et la région de Bordeaux, sans que jamais, pourtant, l'on ne s'y perde. Mais cette toile narrative est aussi un piège, comme celle de l'araignée, puisque, au-delà du plaisir que l'on éprouve à lire cette histoire, c'est tout un faisceau de questions qu'elle fait naître, nous invitant à reconsidérer les effets – les méfaits…- du colonialisme et le racisme vécu par les immigrés, comme à découvrir la difficulté du travail de mémoire et de transmission pour les plus âgés d'entre eux. Une toile, enfin, brodée d'une poésie capable de concilier gravité et humour, tendresse et violence, un texte tressé d'un fil d'écriture tendu de
Consolée à Astrida – ou peut-être est-ce l'inverse ? – sur lequel pourrait venir se poser l'oiseau Sakabaka, le messager du grand-père rwandais…
En 2019, alors qu'elle atteint la cinquantaine, Ramata, une femme d'origine sénégalaise, ayant fait toute sa carrière comme cadre dans une collectivité territoriale avant d'y être victime de harcèlement et d'un burn-out, décide d'abandonner cette vie professionnelle pour devenir art-thérapeute. Au cours d'un stage dans un Ehpad du Sud-Ouest, elle rencontre, parmi ses patients, Astrida, une vieille femme métisse, atteinte de la maladie d'Alzheimer, qui semble perdre peu à peu, en même temps que la mémoire proche, l'usage du français, y substituant une langue inconnue. Intriguée par cette femme qui manifeste d'emblée de l'affection à son égard, elle décide d'enquêter sur son passé…
le récit, dès lors, fait alterner d'un chapitre à l'autre l'évocation de cette quête de Ramata - qui découvre qu'en fouillant l'histoire d'Astrida, c'est aussi la propre histoire de sa famille qui remonte à la surface, de l'arrivée de son père sénégalais en France et du racisme vécu alors au quotidien à la révolte de sa fille Inès, toujours confrontée au renvoi à son « origine », et dont elle ne partage pas le choix du voile, en passant par son mariage avec Khalil, le maghrébin, lui-même obligé de se battre contre la xénophobie – et les réminiscences du passé d'Astrida, la petite fille rwandaise, baptisée
Consolée, à qui l'on impose ce nouveau prénom lorsqu'on la conduit à l'institut pour enfants « mulâtres » de Save, afin de la préserver des préjugés des villageois, dans une société où les métisses, fruit des abus sexuels des colons, sont mal considérés. Au fil des pages, dans ce décor de l'Ehpad auquel
Beata Umubyeyi Mairesse sait pleinement donner vie, évoquant la réalité du quotidien et les souffrances des patients ou des soignants, s'instaure ainsi tout un jeu d'échos entre les destins de Ramata et de sa famille sénégalaise et celui de
Consolée-Astrida, la rwandaise rapatriée d'urgence en Belgique peu avant l'indépendance de son pays natal et qui, adoptée par un couple de flamands, construira peu à peu son autonomie dans une Belgique puis une France encore hantées par les fantômes et les fantasmes de leur passé colonial. En recomposant l'aventure de vie d'Astrida, c'est bien son propre chemin d'existence que retrouve Ramata, montrant à quel,point notre société peut rendre encore ces parcours d'intégration difficiles à qui vient de loin. Un texte qui nous engage, de la sorte, à corriger notre regard, mais qui, en même temps, porté par la délicatesse des mots de
Beata Umubyeyi Mairesse, se dévore avec plaisir… N'hésitez plus, allez à la rencontre de
Consolée !