L'Artisan Meurtrier est un personnage énigmatique (il y consacre d'ailleurs pas mal d'énergie), mais ostensible. Vous pouvez, en plus de découvrir ses aventures sur papier ou écran, les écouter en version audio, vous bercer au rythme des chansons de son univers, arborer sa fière (et énigmatique) silhouette sur votre poitrine, sinon l'engager pour assassiner de façon aussi spectaculaire qu'énigmatique vos pires ennemis et faire passer le tout en note de frais. Je serais bien tentée moi-même de l'adresser cordialement à mon adjudant-chef ; mais après avoir mieux appréhendé le monsieur au travers du roman de
Matthieu Urban, j'ai déduit que l'Artisan Meurtrier ne monnaierait certainement pas ses services en échange d'une story Instagram dûment hashtaguée. Bien qu'énigmatique, l'Artisan Meurtrier, dit Chef, étale un peu plus de prestance que Brigitte des RH depuis sa reconversion inopinée en life-coach freelance.
C'est d'ailleurs l'un des propos majeurs de l'oeuvre, la prestance, ce fameux style dans lequel les personnages, Chef en tête, s'efforcent de se draper, se prenant parfois les pieds dedans, se construisant ou se débattant dans des contraintes de paraître. Au-delà d'un ressort comique extrêmement bien maîtrisé, cette obsession de se composer des figures et des attitudes comme armure ou comme piédestal donne une profondeur certaine aux protagonistes de l'histoire. Elle s'immisce jusqu'au moindre dialogue, et enraye la notion même d'échange. Dès qu'ils s'adressent la parole, les personnages ont pour première ambition d'affirmer leur propre valeur, voire leur supériorité, avant même d'obtenir ou de transmettre des informations. Pour le lecteur, ces joutes verbales aux piques ciselées qui émaillent le récit sont purement jubilatoires. Pour les protagonistes en revanche, elles constituent au fil de l'oeuvre un handicap de plus un plus pesant, au sein duquel les non-dits imposés par la peur, l'intérêt, l'orgueil ou la souffrance bouleversent la et les intrigues.
Car, oui, les aventures de l'Artisan Meurtrier se présentent en épisodes, qui suivent les contrats acceptés par cet énigmatique mais célèbre chasseur de primes. le format permet une multiplicité des paysages et des ambiances, s'offre même le luxe de déborder sur plusieurs temporalités grâce aux récits imbriqués, mais tisse une trame de fond dont chaque fil finira par étrangler ou retenir les personnages. Chacun de leurs actes trouvera son écho, son explication ou ses conséquences. Et autant vous dire que dans un tel univers, les conséquences ne sont pas toujours des plus plaisantes. Je m'en vais chercher mon prix pour la litote du siècle, et je reviens.
Voilà.
L'Artisan Meurtrier et son disciple évoluent au sein de plusieurs mondes qui transpirent la violence et l'horreur. À l'ambition, la cupidité, l'arrogance et la défiance, s'ajoutent ici un bestiaire d'épouvante, une « magie » dévastatrice et un fanatisme religieux qui engendrent une atmosphère de chaos latent, où l'on se préserve mieux à grands coups d'épée dans les prémolaires qu'en s'installant en tailleur pour entamer un débat serein et ouvert avec l'Autre. L'Artisan Meurtrier s'en est d'ailleurs fait une spécialité (des grands coups d'épées, hein), et les distribue pour son compte ou celui des autres avec un talent exceptionnel. Les combats sont nombreux, et chorégraphiés avec une précision délectable et une science certaine, au même titre que les scènes d'atrocités auxquelles on assiste. Affûtées, méthodiques, sans exagération outrancière ni surenchère bouffonne, horreur et violence atteignent sous la plume de
Matthieu Urban leur cible avec un impact indubitable. Grâce un effet de funambule virtuose, l'humour et l'ironie amusée de l'auteur vis-à-vis de son texte permettent une salutaire décompression pour le lecteur.
C'est donc un beau morceau saignant, caustique et inspiré que ce premier volume des pérégrinations de l'Artisan Meurtrier, qui ose même quelques touches de lyrisme bienvenues entre une mise en scène virevoltante et une dérision décapante. J'applaudis avec enthousiasme et une machette énigmatique entre les omoplates.