Pendu à un arbre et entouré de chèvres impavides broutant l'herbe maigre qu'autorise le chaud climat de la côte péruvienne, le cadavre de Palomino Molero se balance, affreusement outragé. de ce corps supplicié, le lieutenant Silva et son adjoint, le gendarme Lituma, vont tenter de retracer les derniers jours. Très vite, il apparaît que le jeune homme était le fils unique et éploré de Dona Asunta, qu'il travaillait à la base militaire, qu'il jouait divinement de la guitare et chantait remarquablement, notamment des sérénades qu'il donnait à une inconnue. Il apparaît également que les informations ne sortiront jamais de la base militaire, dirigée par le colonel Mindreau, homme blanc dont le mépris pour les basses classes et les métis - qui souvent se confondent, au Pérou - est également jeté à la face des deux enquêteurs. Dans ce court roman, publié en 1986,
Mario Vargas Llosa use des codes du roman noir pour dévoiler, en toile de fonds, une peinture contemporaine d'un Pérou fracturé par les écarts sociaux et par les différences raciales. Surtout,
Qui a tué Palomino Molero ? traite plus généralement de la question des faux-semblants et, à travers cela, interroge la notion de vérité.
Du roman policier,
Qui a tué Palomino Molero ? possède tous les codes. Bien sûr, il y a ce cadavre, dont l'identité est rapidement révélée, qui a vraisemblablement été torturé ante mortem et que l'on a cherché à humilier. Silva et Lituma enquêtent sur cette mort, remontant lentement la piste, depuis le témoignage de la mère de la victime jusqu'à la révélation finale de l'identité du meurtrier, de son mobile et du modus operandi.
Vargas Llosa n'oublie aucunement les impasses, les rebondissements, les tentatives pour tâcher de donner à cette mort atroce une raison logique, compréhensible, appréhendable pour celles et ceux qui restent. Loin de présenter deux héros remarquables,
Vargas Llosa a choisi la voie des anti-héros pour camper le lieutenant Silva et le gendarme Lituma, en charge de l'enquête. Car le roman policier n'est pas la simple résolution d'une affaire criminelle, c'est aussi, et souvent, l'occasion de camper un panel de personnages représentatifs, tous, d'une certaine folie du monde. Ainsi, si Silva semble être un fin psychologue pour ses analyses professionnelles, il est d'une lourdeur machiste rare lorsqu'il s'entiche de Dona Adriana, la tenancière cinquantenaire d'une auberge de Talara. Cette dernière, consciente des émois que provoquent ses formes sur le lieutenant et probablement d'autres hommes fréquentant son commerce, est pourtant d'une fidélité à toute épreuve pour son époux, un modeste pêcheur. Lituma, lui, est un doux sentimental dont on se demande s'il est vraiment fait pour ce métier. Viennent aussi le colonel Mindreau, aussi froid que le désert péruvien peut être chaud ; Alicia, sa fille, qui offre allègrement son mépris à l'ensemble de son entourage, mais révèle aussi parfois une fragilité bouleversante. le tableau se complète des clients de l'auberge de Dona Adriana, du lieutenant Dufo, bras droit de Mindreau ou encore des pauvres femmes que les violences masculines laissent désemparées.
Sans rien dévoiler de la résolution de l'intrigue, on pourra cependant dire que le roman montre un Pérou fracturé. Sous la plume pudique de
Vargas Llosa, on lit ces séparations entre Blancs et métis de la société péruvienne. Car Palomino Molero est probablement mort d'avoir voulu dépasser sa condition, celle d'un petit chanteur d'un quartier populaire de Talara qui a rêvé de voir les textes de ses chansons d'amour se concrétiser. La fracture est également sociale. A Talara vivent militaires et gringos d'une compagnie internationale étrangère, à l'abri dans leurs quartiers protégés ou leur base ; on y croise aussi de pauvres hères, comme ces pêcheurs, tel don Mathias, qui partent la nuit sur leurs embarcations de fortune. Ces mondes ne se croisent jamais, ne se mêlent jamais. Il n'en est pas question. Les gringos, comme les militaires, ont leur propre justice, c'est-à-dire qu'ils ne la subissent jamais, selon les métis de Talara. La mort de Palomino Molero est le résultat de la rencontre de ces deux Pérou : effrayant et dramatique. Ainsi, le récit de
Vargas Llosa fait le constat, pessimiste, d'un Pérou irréconciliable et dont les habitants, comme les personnages de Talara, vivent, sans grandeur peut-être mais sans grand malheur, en acceptant cette distinction immuable entre les Blancs puissants et les métis modestes.
A cette dimension sociologique,
Vargas Llosa ajoute à son court roman une interrogation sur la notion de vérité. Partant, il retourne le genre du roman policier, lequel aboutit systématiquement à la révélation d'une vérité à laquelle personnages et lecteurs peuvent croire sans réserves. Là, sur la côte Pacifique, la vérité a des allures de mirage, de paréidolie : on croit en percevoir les contours nets et rassurants avant de s'apercevoir que les choses ne sont jamais si simples. Ainsi, même lorsque Silva et Lituma ont entendu de la bouche du commanditaire les raisons de l'assassinat et le nom de ses acteurs, ils entendent presque aussitôt une autre vérité surgir : celle des petites gens, croyant à la puissance des élites du pays, croyant aux machinations les plus fantasques, lesquelles incluent trafic de drogue et influence étrangère, pour expliquer les morts qui ont frappé la ville. La vérité, le lecteur s'en approche sûrement, mais est-il sûr de l'avoir correctement distinguée ? Silva est-il vraiment épris de dona Adriana ? Palomino Molero filait-il le parfait amour avec celle qui aura causé sa perte ? le colonel Mindreau est-il vraiment le monstre que sa fille Alicia décrit aux enquêteurs ? Et qui croire ? A quelle autorité, à quels saints se vouer dans ces pays qui nous paraissent vraiment sans foi ni loi ? Nous aussi, lecteurs, sommes pris au piège de l'illusion, ou de la délusion, comme en parle le colonel Mindreau pour évoquer les troubles de sa fille. Nous croyions lire un roman policier, et rien n'est jamais sûr, sinon la mort de ce pauvre Palomino Molero. Sans doute y a-t-il là un peu de vérité, et peut-être la seule once qu'il y ait jamais dans ces deux cents pages : que la réalité, comme la fiction, ne peut être parfaitement cohérente, parfaitement raisonnable, parfaitement appréhendable. Que des choses nous échappent, que d'autres vérités peuvent surgir et s'imposer au plus grand nombre. Qu'il n'y a aucune récompense au bout du chemin - Silva et Lituma, mutés dans d'obscures campagnes péruviennes, peuvent en témoigner -, mais que cela ne justifie que l'on renonce.