Des fois, je me demande s’il a pas tout oublié, s’il a pas la tête comme une passoire, alors ceux qui lui ont donné le biberon, qui l’ont chouchouté et qui ont bu ses larmes, tout ça, ça passe dans l’égouttoir comme l’eau dans la gouttière, et ça lui laisse plus qu’aujourd’hui, ses trous dans le sable, son petit torse nu, et Randall qui lui crie dessus. Le présent lavé des souvenirs comme les légumes lavés de la terre où ils poussent.
C’est rien comparé à ce qu’à souffert maman en accouchant de Junior. Comme nous, il a vu le jour dans la chambre des parents, au milieu de la clairière que son père a créée de ses mains avant de nous construire notre maison. On l’appelle maintenant la Fosse. J’avais huit ans, je suis la seule fille de la famille et j’avais rien pu faire. Papa dit que maman voulait pas qu’on l’aide, que Randall et moi étions sortis vite, sous l’ampoule nue au-dessus du lit, alors elle pensait que ça serait pareil avec Junior, mais elle se trompait
On était comme des branches mouillées, entassées, rien que des débris humains au milieu de tout le reste.
On arrive au bout de la rue. Ici la tornade a même mordu dans la promenade le long de la plage, laissant des trous pleins d’argile rouge et de coquilles d’huîtres. La station-service, le yacht-club et les vieilles villas blanches à colonnades devant la mer qui nous donnaient l’impression d’être plus petits, plus sales et pauvres encore quand on venait là avec papa, entassés dans le pick-up, acheter de l’essence ou des chips ou des vers pour la pêche, eh ben y a plus rien. C’est pas cassé, c’est pas en ruines, y a juste plus rien. L’ouragan a laissé des poutrelles en fer qui rebiquent sur le béton comme une barbe mal rasée. Et depuis la promenade coulent des rivières. Sur la plage elle-même, y a un canapé. Et sur le bras du canapé un monsieur aux cheveux blancs et à la chemise déboutonnée, et il se tient la tête, ou bien il se frotte les yeux, ou il s’arrange les cheveux ou il pleure, et un gros chien, orange sous le soleil, tourne autour de lui en reniflant, et il aboie comme un fou parce qu’il vient de trouver quelque chose. Un cercueil noir fermé. Il renifle encore, il lève la patte, il pisse.
Lizbeth, je la revois plus vivante. Assise sur ses genoux, je jouais avec ses cheveux, gris, gros et raides comme du fil électrique. Je l’aidais à prendre ses médicaments : deux poignées de comprimés qu’elle devait avaler tous les jours, je lui donnais l’un après l’autre. Elle, elle me donnait des figues mûres, encore chaudes de l’après-midi, qu’ils cueillaient sur l’arbre derrière la maison. Elle se moquait, comme quoi j’étais un petit oiseau qui avait peur de picorer. Son sourire était noir, sans dents. Des fois aussi, elle était dure, il fallait pas la toucher ni l’embrasser, elle voulait que son fauteuil sur le perron et qu’on lui fiche la paix. Quand elle est morte, maman a dit qu’elle était partie, alors je me suis demandé où ? Et comme tout le monde pleurait, je me suis accrochée à maman comme un singe, mes bras et mes jambes autour d’elle si douce, et j’ai pleuré aussi, l’amour qui me coulait des yeux comme les grosses pluies d’été, quand on voit plus rien à travers. Quand maman est partie, plus tard, j’avais plus personne pour m’accrocher.
Mais j'entends que les pins qui se disent de se taire, les chênes qui se froissent, les grandes feuilles dures des magnolias qui grelottent comme des assiettes en papier agitées par le vent. Les rafales annoncent Katrina là bas dans le golfe, comme une voix grave qui parle dans le couloir avant d'entrer dans la chambre p212
Un cœur de fille qui se laissait prendre par les autres avant lui, parce qu’ils le voulaient, pas parce que je leur donnais. Je les laissais faire car pendant un moment j’étais Psyché, ou Eurydice ou Daphné
- Donner la vie... [...] c'est savoir pour quoi on veut se battre. C'est savoir aimer.