Mon avis :
Le livre commence de façon "classique", très XXème siècle, on suit le docteur Faraday dans la campagne anglaise des années 1950 (approximativement hein) qui, au hasard d'une visite, va se retrouver lié à la famille noble de la région, les Ayres. Tout est dans les statuts, les rôles. Ce début de roman nous offre donc une vision très sociale, on nous dépeint les différents rapports entre des personnages de classes et de milieux différents, on voit l'envers du décor, les changements qui s'effectuent, les relations qui changent. En effet, on suit d'abord le quotidien banal du médecin de campagne célibataire, une vie simple, mais qui semble tout de même largement privilégiée comparée à celle de ses patients. Puis il se retrouve dans le cercle familiale des Ayres, au coeur du Manoir d'Hundred Hall, qui était dans ses souvenirs d'enfance un endroit fascinant et gigantesque. Mais on découvre bien vite avec lui que sous les efforts pour maintenir les apparences, tout tombe en ruine. Hundred Hall n'est plus ce qu'il était.
On dépasse alors le rang social pour s'attarder sur les trois membres de la famille Ayres, délaissant notre médecin (quand bien même le roman est écrit à la première personne, Faraday étant le narrateur. Ça en est même encore plus simple de l'oublier.):
♦ Mrs Ayres, la matriarche, qui donne le change, continue à se donner l'allure d'une grande dame alors qu'elle n'en a plus les moyens. Elle a tout de la vieille femme noble, élégante, pleine d'un savoir-vivre qui semble dépérir progressivement avec elle.
♦ Roderick, le fils qui tente de gérer le domaine, de se comporter comme l'homme de la famille. Mais la guerre l'a blessé dans son orgueil et dans sa chair, il souffre tant physiquement que mentalement, et malgré tout ses efforts, rien ne semble assez pour sauver la propriété. Cette charge pèse de plus en plus sur ses épaules, le rendant d'autant plus instable...
♦ Caroline, la fille ainée, presque une "vieille fille", pas spécialement belle, elle est spontanée et indépendante, et finalement, c'est celle qui semble la moins attachée à sa noblesse, on la sent presque prête à y renoncer pour une existence plus terre-à-terre.
Il y a donc un réel travail social et psychologique dans le livre de
Sarah Waters, ce que les adeptes comme moi apprécieront, car c'est sans doute ce qui domine les premières 200 pages du roman et cette tendance restera marquée jusqu'à la toute fin du livre. Mais à cet instant, le classicisme du roman cède et glisse dans le fantastique, voir l'horreur informulée. Il faut insister sur le terme de "glisser", car c'est pour moi la plus grande force de ce roman: tout se fait avec une subtilité incroyable. L'auteur parvient à distiller un malaise, une angoisse que l'on ne s'explique pas. Tout semble se poursuivre "normalement", et pourtant, l'appréhension inexplicable est là, quelque chose cloche, on ne sait juste pas encore quoi.
Et puis soudain, notre crainte se concrétise, trouve une raison d'exister. Mais a-t-on vraiment raison d'avoir peur? Comme les personnages, on se sent un peu bête de s'inquiéter "pour si peu". Un accident horrible, mais compréhensible, un incendie, des marques que l'on n'avait jamais remarquées auparavant... On peut trouver des explications plausibles pour tous les événements qui se déroulent à Hundred Hall, et pourtant, on n'arrive pas à y croire. On sent, on pressent qu'il y a autre chose. Et puis on change d'avis.
A aucun moment,
Sarah Waters ne nous impose du fantastique ou de l'horreur visible, tout est voilé, sous-jacent. Si vous voulez lire un livre avec de "vraies" apparitions de fantomes, des voix venues d'outre-tombe ou ce genre de choses, passez votre chemin.
La fin du roman est à l'image du reste, tout en subtilité et finesse, j'ai trouvé ça très intelligent et intéressant, j'aime l'interprétation que j'en ai tiré, tout en sachant que ce n'est peut-etre pas la bonne.
Comme l'a dit Ophélie avant moi, une grande part de l'ambiance est également dûe au manoir, à Hundred Halls. La demeure est un véritable personnage dans ce roman, jouant l'un des rôles majeurs. Il ne s'agit pas simplement d'un décor, ce lieu a une portée sur les personnages, on apprend à la craindre, à frissonner de ses défauts, de ses failles et crevasses.
Ce qui est angoissant dans cette oeuvre, c'est ces doutes qui ne s'éteignent finalement jamais: est-ce que le danger est réel, ou ne se trouve-t-il que dans la tête des personnages, dans la nôtre? Et finalement, qu'est-ce qui serait le pire? Comment se protéger de soi-même? Comme fuir ce qui est en nous?
Ma note : 4/5
Je le conseillerais à... : des gens qui aiment prendre leur temps, ne pas savoir tout tout de suite, qui apprécient la subtilité, le doute, la psychologie également.
Je le déconseillerais à... : des gens qui cherchent avant tout à se faire peur, à ressentir le grand frisson. Ce qui ne m'a pas empêché de passer de longues minutes dans le noir, après avoir fermé le livre, à guetter le moindre bruit, à ressasser, à me questionner etc. Je le déconseille aussi à ceux qui n'aiment pas les passages plus calmes, les descriptions, car comme je l'ai dit, outre la trame fantastique, il y a un grand aspect humain, social, on alterne les scènes d'effroi avec d'autres de la vie courante, banale. Sans compter qu'il se passe environ 200 pages avant qu'on découvre vraiment les premières traces du fantastique, donc il ne faut pas attendre que ça, au risque d'être deçu. Ah, et je le déconseille aux gens fauchés, aussi.