Il s’agit, après avoir toujours plié, tout subi, tout encaissé en silence pendant des mois et des années, d’oser enfin se redresser. Se tenir debout. Prendre la parole à son tour. Se sentir des hommes, pendant quelques jours. Indépendamment des revendications, cette grève est en elle-même une joie. Une joie pure. Une joie sans mélange.
Se tenir debout. Prendre la parole à son tour. Se sentir des hommes, pendant quelques jours. Indépendamment des revendications, cette grève est en elle-même une joie. Une joie pure. Une joie sans mélange.
L'éternelle revendication ouvrière, c'est qu'on ait enfin un jour plus d'égard aux hommes qu'aux choses.
Joie de trouver tant de sourires, tant de paroles d’accueil fraternel. Comme on se sent entre camarades dans ces ateliers où, quand j’y travaillais, chacun se sentait tellement seul sur sa machine ! Joie de parcourir librement ces ateliers où on était rivé sur sa machine, de former des groupes, de causer, de casser la croûte. Joie d’entendre, au lieu du fracas impitoyable des machines, symbole si frappant de la dure nécessité sous laquelle on pliait, de la musique, des chants et des rires.
Dès qu’on a senti la pression s’affaiblir, immédiatement les souffrances, les humiliations, les rancœurs, les amertumes silencieusement amassées pendant des années ont constitué une force suffisante pour desserrer l’étreinte. C’est toute l’histoire de la grève. Il n’y a rien d’autre.
Car à l'usine le contact entre les ouvriers est faible, et chacun est très seul ; la pudeur, la fierté, la timidité, le besoin de détourner la pensée des nécessités trop dures auxquelles on se plie, la difficulté d'exprimer ce qu'on ressent, tout conspire pour amener chacun à taire ses souffrances, et surtout ses souffrances les plus profondes.
Mais le meilleur de tout, c'est de se sentir tellement des frères...
Il s’agit, après avoir toujours plié, tout subi, tout encaissé en silence pendant des mois et des années, d’oser enfin se redresser. Se tenir debout. Prendre la parole à son tour. Se sentir des hommes, pendant quelques jours. Indépendamment des revendications, cette grève est en elle-même une joie. Une joie pure. Une joie sans mélange.
La peur. Rares sont les moments de la journée où le cœur n’est pas un peu comprimé par une angoisse quelconque. Le matin, l’angoisse de la journée à traverser. Dans les rames de métro qui mènent à Billancourt, vers 6 h 30 du matin, on voit la plupart des visages contractés par cette angoisse. Si on n’est pas en avance, la peur de la pendule de pointage. Au travail, la peur de ne pas aller assez vite, pour tous ceux qui ont du mal à y arriver. La peur de louper des pièces en forçant sur la cadence, parce que la vitesse produit une espèce d’ivresse qui annule l’attention. La peur de tous les menus accidents qui peuvent amener des loupés ou un outil cassé. D’une manière générale, la peur des engueulades. On s’exposerait à bien des souffrances rien que pour éviter une engueulade. La moindre réprimande est une dure humiliation, parce qu’on n’ose pas répondre. Et combien de choses peuvent amener une réprimande ! La machine a été mal réglée par le régleur ; un outil est en mauvais acier ; des pièces sont impossibles à bien placer : on se fait engueuler. On va chercher le chef à travers l’atelier pour avoir du boulot, on se fait rembarrer. Si on avait attendu à son bureau, on aurait risqué une engueulade aussi. On se plaint d’un travail trop dur ou d’une cadence impossible à suivre, on s’entend brutalement rappeler qu’on occupe une place que des centaines de chômeurs prendraient volontiers. Mais pour oser se plaindre, il faut véritablement qu’on n’en puisse plus. Et c’est ça la pire angoisse, l’angoisse de sentir qu’on s’épuise ou qu’on vieillit, que bientôt on n’en pourra plus. Demander un poste moins dur ? Il faudrait avouer qu’on ne peut plus occuper celui où on est. On risquerait d’être jeté à la porte. Il faut serrer les dents. Tenir. Comme un nageur sur l’eau. Seulement avec la perspective de nager toujours, jusqu’à la mort. Pas de barque par laquelle on puisse être recueilli. Si on s’enfonce lentement, si on coule, personne au monde ne s’en apercevra seulement. Qu’est-ce qu’on est ? Une unité dans les effectifs du travail. On ne compte pas. À peine si on existe.
Il ne faut pas faire des grèves continuelles ; il ne faut pas non plus l'abandonner l'arme de la grève.