Citations sur Naufrages (42)
- Le rôle du cuiseur de sel est de veiller à ne pas laisser s'éteindre les feux pour que les bateaux viennent.
L'oeil de Kichizo, dans lequel se reflétaient les flammes, lança un éclair rouge. Isaku lui dit, les yeux fixés sur la mer :
- Je me demande s'ils viendront cet hiver.
Kichizo répondit dans un murmure :
- On ne peut pas savoir. Les bateaux qui croisent au large ne sortent pas quand le noroît souffle. Mais il arrive qu'ils soient obligés de transporter leur cargaison de riz, alors ils attendent une accalmie pour hisser les voiles.
Quand elle eut fini de transporter les sacs, elle but de l'eau, essuya sa transpiration et se reposa un moment. Puis elle remplit un bol de riz afin de le déposer sur l'autel domestique. Comme elle, Isaku s'inclina en joignant les mains. Le soir même, elle fit cuire du riz. Isaku ne quittait pas des yeux le liquide blanc qui bouillonnait sur le feu, d'où s'échappait l'odeur du riz en train de cuire qui lui rappelait de vieux souvenirs. Les grains qui gonflaient dansaient dans la marmite. Sa mère lui en servit un bol. Il y goûta et fut transporté de bonheur. C'était un goût riche et raffiné, et il sentait qu'il apportait de l'énergie à son corps. Son frère et sa soeur mangeaient en silence, mais la surprise brillait dans leur yeux.
La vie était un don des dieux et des bouddhas, et quand venait la mort, l’âme humaine partait aux confins de la mer, pour ensuite revenir dans le ventre d’une femme afin de revivre dans le corps d’un bébé. La mort n’était pour l’âme qu’une période de profond repos précédant son retour, et les villageois croyaient que se lamenter trop longtemps troublait la paix de l’âme du mort.
Les villageois prirent le deuil. Parmi eux, certains disaient que c'était un bonheur pour cet homme de mourir juste après son retour au village. C'est vrai que beaucoup mourraient au loin, et que l'on pouvait dire que c'était une chance pour lui d'avoir pu à nouveau fouler la terre de son village et retrouver sa famille.
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A l’ouest, le ciel se teintait de garance, et la surface de la mer brillait. La couleur du ciel évoquait le sang des matelots qui avaient été tués.
Il commençait à comprendre. Il avait été longtemps persuadé que la cuisson du sel était une cérémonie pour que les bateaux en difficulté viennent s'échouer sur la plage, et il se rendait compte maintenant que c'était surtout un moyen de provoquer un naufrage.
Le mort, un homme de plus de cinquante ans du nom de Kinzo, était nu, simplement couvert d'un linge autour des reins. Après une mauvaise chute, il s'était couché, et depuis quelques jours sa famille ne lui donnait plus que de l'eau. On n'avait pas l'habitude au village de nourrir les mourants.
Le meilleur moyen de lutter contre la famine était de se vendre. Un marchand de sel servait d’intermédiaire, et versait une certaine somme à la famille qui achetait alors les céréales lui permettant de subsister. D'habitude c’était plutôt les filles qu'on vendait de cette manière. Tatsu l’avait été à quatorze ans pour une durée de dix ans.
Il pensait de temps en temps à sa propre mort. Son corps serait incinéré, ses cendres enterrées. Son âme quitterait le village pour s'en aller vers le large. Puis, après un long voyage, il arriverait enfin à l'endroit lointain de la mer où se rassemblaient les âmes du village. Elles constituaient un village au fond de la mer, où tout était clair et transparent. Les plantes aquatiques y formaient une forêt ondulante, et les rochers étaient couverts de coquillages nacrés.
Isaku joignit les mains sur sa poitrine. C’étaient grâce à l'intervention des bouddhas qu'ils avaient eu la visite des bateaux, et il tenait à les remercier.