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Critique de jlvlivres


« Antonia - Journal 1965-1966 » est le premier roman (2019, Editions Zoé, 128 p.) de l‘auteur italienne Gabriella Zalapì. Roman remarqué et récompensé par le Grand prix de l'héroïne Madame Figaro et le prix Bibliomedia. Un peu surpris par ces prix, après avoir acheté, lu et critiqué « Willibald » (2022, Editions Zoé, 160 p.), j'ai voulu en savoir plus et me suis attaqué à son premier roman.
Gariella Zalapi est plasticienne, avec des origines anglaise, italienne et suisse, actuellement vivant à Paris. Etudes dans la « Haute Ecole d'Art et de Design » de Genève (HEAD Genève). L'HEAD s'est imposée comme l'une des meilleures hautes écoles de ce style en Europe avec la volonté d'établir un pôle d'excellence et entretenir des liens étroits avec la scène artistique. Gabriella Zalapi source son écriture dans sa propre histoire familiale. Elle reprend archives, souvenirs et photographies pour les agencer de façon parfois troublante entre histoire et fiction.
Elle reprend en cela les textes De W.G. Sebald (1944-2001), illustrés de photos en noir et blanc. Cet écrivain allemand détestait son prénom Winfried Georg, dans lequel il voyait un « prénom vraiment nazi ». Il préférait se faire appeler lui-même « Bill » ou « Max ». ll s'exile ensuite en Angleterre dans le Norfolk, où il meurt en 2001, victime d'un accident cardiaque au volant de sa voiture. C'est l'auteur en particulier de « Les Anneaux de Saturne » traduit par Bernard Kreiss (1999, Actes Sud, 352 p.) ou « Austerlitz », roman traduit par Patrick Charbonneau (2002, Actes Sud, 400 p.). Ce livre fait le portrait d'un émigrant déraciné, fragile, érudit et digne. C'est pour Sebald une sorte d'anti-monument pour tous ceux qui, comme lui-même, se retrouvent pourchassés, déplacés, coupés de leurs racines au cours de l'Histoire Et tous ces exils sans jamais en comprendre ni la raison ni le sens. C'est un peu aussi l'histoire de « Antonia ».
Pour cela, l'auteur nous fait suivre une jeune femme Antonia, de la grande bourgeoisie viennoise de la fin du XXeme siècle. Les grandes dynastie viennoises et anglaises de la Mitteleuropa au cosmopolitisme effréné. Mariée à un nanti de Palerme, donc soumise et contrainte à l'oisiveté, mais lucide tout de même, elle tient un journal de ses journées. Survient le décès de sa grand-mère, elle aussi appelée Antonia. Au profond malaise qu'elle éprouve de sa situation, elle va ajouter, celui hérité d'une quantité de boîtes contenants lettres, carnets et photographies. Bref d'un passé qu'elle essaye de reconstruire en dépouillant ces archives. Ce premier roman tente de reconstruire le puzzle du passé familial et de son identité intime.
Son second roman « Willibald » reprend ce thème de la reconstruction d'une identité à travers un passé chaotique, via une allégorie figurée par un tableau « le Sacrifice d'Abraham ». C'est l'illustration du sacrifice demandé par Dieu à Abraham, de lui immoler son fils Isaac. Evènement qui n'aura pas lieu, car en tout dernier ressort, Dieu fait apparaître un bélier qui sauve le fils. La tradition est similaire dans la religion musulmane, avec la fête de l'« Aïd al-Adhad » qui célèbre sacrifice de Ismaël, le frère aîné d'Isaac. Dans la mythologie grecque, on retrouve le mythe avec Athamas de Béotie qui s'apprête à immoler son fils Phrixos mais au dernier moment Zeus dépêche Héraclès pour épargner le fils, alors qu'apparaît un bélier appelé Chrysomallos, envoyé par Zeus. La symbolique du sacrifice est simple. Ce n'est pas le fils qui doit être sacrifié par le père en le tuant, c'est sa paternité pour que son fils devienne un homme adulte et libre. C'est, en miroir, l'interdiction de l'infanticide alors que le sacrifice d'enfants était une pratique relativement répandue chez les Romains et peuples sémitiques. L‘historien romain Tacite qualifie même d'excentrique la coutume des Juifs à ne vouloir supprimer aucun nourrisson. « Contrairement aux cruelles divinités païennes, c'était seulement la soumission spirituelle que Dieu exigeait ». Ce qui renvoie au sacrifice de Jésus par Dieu le père, comme exemple de relation entre l'homme et le divin.
Ce premier roman est construit sur le même schéma, d'un seul prénom pour titre et des photographies sans légendes qui dialoguent avec les mots du texte. On reconnaît la griffe de la plasticienne qui illustre une émancipation de la femme dans les années 60 par une série de photographies tirées de quantité de boîtes avec lettres, carnets et archives familiales. Tout comme chez Sebald, elles amplifient la puissante capacité d'évocation du texte.
C'est donc l'histoire d'Antonia, via son journal de bord et ses souvenirs. Une jeune femme de trente ans, mariée à Franco, un italien de la bonne société de Palerme, mais très pris par sa profession. Ils ont un petit garçon, Arturo, qui inspire très peu de sentiments à sa mère et pas du tout au père.
Tout débute donc par un incipit « 21 février 1965 / Ce matin, lorsque j'ai ouvert les yeux, j'étais incapable de bouger. Mon corps semblait s'être dissous dans les draps et baignait dans une sueur toxique. Ce n'est qu'en entendant la gouvernante – Nurse comme elle désire être nommée – que j'ai sauté du lit. Elle était sur le pas de la porte avec Arturo. Où allez-vous? « Nous allons à l'école, of course », a-t-elle dit de son petit air choqué. Elle m'a pratiquement claqué la porte au nez. Puis je me suis souvenue qu'hier soir au dîner, j'avais promis à mon fils de l'emmener en classe ce matin. J'ai eu honte ». Voilà qui commence bien l'histoire d'une famille aisée.
Et la jeune femme continue « J'ai 29 ans. Mes désirs tombent, s'enfoncent dans l'insonore. Impossible d'envisager une vie de perfect house wife pour le restant de mes jours. J'aimerais abandonner ce corset, cette posture de femme de, de mère de. Je ne veux plus faire semblant ». On sent que la suite sera, soit à tendance morbide et suicidaire, soit à tendance gore et digne des bons récits de la pègre de Palerme. Tout un monologue intérieur pour ne pas sombrer, pour se convaincre et tenter de se sauver. le journal intime est daté du 21 février 1965 au 3 novembre 1966. Il va falloir tenir.
D'autant plus que la cohabitation se transforme vite en haine, ce qui est fréquent dans les couples qui se défont. « Je ne serai plus seule avec cette bouche qui mastique bruyamment. Avec cette tête qui se penche si bas sur l'assiette qu'elle pourrait se décrocher et se noyer dans le gaspacho ». Et on la comprend. « Franco, avec son dos de prêtre, m'exaspère. Je n'en peux plus : de ses petits gestes maniaques lorsqu'il plie ses habits, de sa manie de se moucher bruyamment avant de se coucher, de ses affreux pyjamas rayés, cadeaux de sa mère, de ses crachats sonores lorsqu'il se lave les dents ».
Reste la famille. Tout au moins la sienne, du moins ses grands-parents Mutti et Vati. le grand-père Vati, juif collectionneur de tableaux, a quitté Vienne lors de l'Anschluss en 1938. Il vit désormais au Brésil. C'est lui qui incarnera la figure de Willibald dans le second roman éponyme de Gabrielle Zalapi. Ce sera alors la vie de cet exilé avec son tableau « le Sacrifice d'Abraham », d'un élève de Rembrandt. C'est le père de sa mère insaisissable, on l'apprendra dans « Willibald ». L'autre personnage important c'est Nonna, sa grand-mère, mère de son père disparu, appelée aussi Inge dans le second roman. Ce sont ses références, ses barrières qui l'empêchent de sombrer, ses anges gardiens.
Quand Nonna meurt, elle lui lègue des cartons de documents, et tout comme Mara dans « Willibald », elle va découvrir et essayer de reconstruire ce passé à partir de cette source. Ce sont des lettres, des photos en noir et blanc qui vont venir illustrer le texte du journal. Ne pas oublier que Gabrielle Zalapi est plasticienne. Antonia va donc se plonger dans l'histoire intime des grands parents afin de tenter de se reconstruire. « Grandir à toute vitesse et sortir de là. Je ne sais pas par où commencer. Je m'égare, je rature, je réduis, je construis, je compresse, je colle, je rêve éveillée, je crache sur l'injonction « Soyez heureux ». Seule la nuit je suis honnête ». le but est évidement de s'échapper de son carcan familial de Palerme, mais aussi de retrouver des racines de son passé d'Europe centrale, la Mitteleuropa d'avant la guerre. On pourra toujours retrouver cette ambiance dans les livres de Thomas Mann « La Montagne Magique » traduit par Claire de Oliveira (2016, Fayard, 784 p.) Arthur Schnitzler « Vienne au Crépuscule » (2000, Stock, 480 p.) ou Stefan Zweig « La Confusion des sentiments » traduit par Tatjana Marwinski (2019, Robert Laffont, 160 p.).
Et Antonia essaye de s'extraire de ce carcan. « J'attends comme un rat aveuglé par une torche que quelque chose, un accident, un événement fasse exploser ce tableau idyllique dans lequel je survis. Je négocie, je négocie, je négocie avec mon envie de tout détruire, mais serais-je capable de bâtir quelque chose ? »
Le testament de Nonna va lui apporter un moyen d'oublier quelques instants cette oppression. « 12 avril 1965 / Rendez-vous ce matin à 9h au cabinet du notaire Via Cavour avec Oncle Ben. Nous avons finalement résolu les derniers petits conflits liés au testament de Nonna. / Tout s'est passé dans le calme. J'étais anesthésiée. J'ai hérité de ce qui revenait à Papa: une importante somme d'argent, la moitié des meubles de Villa Clara (où vais-je les mettre?) et les six appartements de Florence (une entrée d'argent mensuelle). Cette affaire qui a traîné si longtemps est finalement close. Je suis heureuse de savoir que jamais je ne dépendrai financièrement de Franco. / Chez le notaire, j'ai réalisé que cinq ans se sont écoulés depuis la disparition de Nonna. Pourtant je me surprends encore, quand le téléphone sonne, à croire, à espérer entendre sa voix. Et cette sidération qui suit. Cette déception ».
Mais la démarche est amorcée. « Quand est-ce que je reverrai Oncle Ben ? À l'aéroport, j'ai mesuré à sa démarche combien il a vieilli. Lui rendre visite à Londres absolument ». Surtout, il y a cet amoncellement de courrier, de photos, de bribes de sa grand-mère. « Dans une enveloppe vierge, j'ai trouvé la photo de mariage de Maman et de Henry, qui avait eu lieu à l'ambassade de Nassau. C'est aux Bahamas qu'elle a trouvé son deuxième mari. Combien de temps après la mort de Papa ? Quelques mois ? Peu après, Maman m'a annoncé qu'elle était enceinte de Bobby, ce demi-frère, ce petit putto. Son arrivée a tout modifié : j'étais devenue un rappel encombrant d'une vie passée, il fallait que ma naissance reste un acte invisible. J'ai littéralement sursauté en revoyant le visage d'Henry. le jour de leur mariage, Maman, avec une voix mielleuse, m'avait dit : « C'est lui ton nouveau papa. Il faudra l'appeler Daddy » ».
Bref, un premier roman original. Suivi d'un second « Willibald », qui lui ressemble en partie, ou du moins est bâti sur un schéma similaire. Il est vrai qu'il reste encore un gap de temps d'une dizaine d'années entre les deux romans.
La photo de couverture pourrait être tirée d'un film du début des années 1960, de Godard ou de Truffaut. le cliché noir et blanc montre une jeune femme abandonnée au sommeil, à l'arrière d'une voiture, entre deux passagers endormis eux aussi. Ils roulent à la rencontre de leurs rêves, indolents et confiants. Ils s'aiment, c'est évident, regardez comme ils se prêtent leur épaule en guise d'oreiller. La photo dans l'auto n'était qu'une fausse promesse, un mirage cotonneux. Attention, la réalité va sauter aux yeux, des mots aiguilles vont administrer leur vérité, des photographies de famille vont crier leurs mensonges.
Le tout pour dénoncer en finesse un scandale sexiste qui a assez duré, enduré ici par une trentenaire sicilienne en voie de pré-bovarysme, bousillée depuis l'enfance par trop de malveillances. Grâce à la forme même du journal, Gabriella Zalapì parvient à restituer toutes les failles de l'enfance de son héroïne : « Pour moi, l'enfance est synonyme de cassures », écrit Antonia.
La photo de couverture de l'édition du livre de poche fait partie de la collection privée de Gabriella Zalapi. Elle montre trois personnages errant dans un sous-bois. Sont-ils ceux qui dorment sur l'épaule l'un de l'autre de la couverture de l'édition chez Zoé. Mais on ressent combien les deux visages de ce premier roman, celui de la jeune enfant et celui de la jeune femme, sont à la fois indissociables et importants. L'appropriation d'une image de l'enfance paraissent indispensables à cette indépendance, même s'il s'agit de reconstruire une vie à partir d'un journal intime. Ainsi une photo d'Antonia enfant, sautant dans un jardin appelle cette réflexion « J'y figure presque en pleine chute. Déjà en déséquilibre ». Tut comme dans « Willibald », les photographies de son enfance ramènent Antonia à l'image de sa mère, mais aussi à celle de son fils, Arturo. Tout comme Mara dans « Willibald » ramène le tableau « le Sacrifice d'Abraham » à Isaac, et par effet miroir au lien entre Mara et son arrière-grand-père, qui s'est exilé avec son tableau.
C'est tout le travail de cette jeune auteur, écrivain, photographe, plasticienne. « Comment regarde-t-on les choses? Comment donner du sens aux images ? Comment l'agencement des images influe sur le sens qu'on leur donne ? Que cache, que révèle une image ? ». En fait tout est parti d'« un coup de téléphone d'un musée autrichien qui voulait reconstituer des biens spoliés à mon arrière-grand-père, pendant la Seconde Guerre mondiale. Cet arrière-grand-père, Vati, juif autrichien, était collectionneur d'art. le musée nous demandait de fournir quantité de documents. J'ai dû me plonger dans les archives familiales, ce que je n'avais jamais fait jusque-là. Parmi les lettres, les papiers, les photos a émergé la vie d'Antonia que je ne connaissais pas ou plutôt dont je ne connaissais pas les deux années que je raconte dans le livre. Elle m'a immédiatement intriguée ».
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