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Critique de AnnaCan


« Kit est en vie, alors qu'il est enterré près d'ici; et je suis morte, même si je regarde les traînées de nuages rosâtres du crépuscule au-dessus de la montagne lointaine, avec un arbre qui se détache comme il convient au premier plan. »

Dès l'incipit, mystère et poésie s'entrelacent, donnant le ton au récit, en tissant la trame aussi troublante qu'envoûtante. Quelques lignes plus loin, nous apprenons que Mari, la narratrice, accomplit un pèlerinage. Dans quel but? Nous l'ignorons, mais nous en pressentons l'enjeu, un enjeu essentiel puisqu'il touche à la vie et à la mort, un enjeu indicible :
« Je suis venue pour tuer. Porteuse de la mort dissimulée, contre la vie secrète ».
Si nous ignorons pourquoi Mari entreprend cet étrange pèlerinage, nous en connaissons parfaitement le cheminement. Vingt-quatre étapes, chacune d'elles correspondant à l'une des vingt-quatre estampes du mont Fuji par Hokusai reproduites dans le petit livre qu'elle a glissé dans la poche de sa veste, orientent et scandent son voyage.

Les vues du mont Fuji par Hokusai ne dictent pas seulement leur rythme au pèlerinage De Mari, elles le confèrent également au livre, dont chacun des vingt-quatre chapitres s'ouvre sur une confrontation entre l'estampe et la réalité, les deux parfois s'opposant, parfois coïncidant en une subtile harmonie, parfois encore se complétant l'une l'autre, toujours donnant lieu à une intense méditation sur l'art. L'art empreint de spiritualité, d'une virtuosité inouïe d'Hokusai, mais aussi d'autres formes d'art, comme la littérature, traversent le récit de part en part, le nourrissant de références et de métaphores qui, tels les cailloux semés par le Petit Poucet, éclairent le chemin que suit Mari, et le nôtre aussi. L'art pour Zelazny, du moins dans ce livre, est réellement ce qui donne son sens à la vie, lui conférant à la fois sa signification et sa direction.
« La vie imite l'art. Il semble que nombre de choses importantes, de la mort à l'orgasme, se passent à l'instant du vide, quand le souffle hésite. »

Ainsi l'esprit d'Hokusai insuffle-t-il son souffle et son âme au récit, sa force également. Véritable guide spirituel, il aide Mari à surmonter les obstacles, de plus en plus nombreux à mesure que le terme du voyage approche. Car si le récit est imprégné d'une profonde paix intérieure, il ne se résume pas en une tranquille promenade méditative autour du mont Fuji. Tenaillé par la mort toute proche, sous la menace constante d'un danger prenant la forme changeante et terrifiante d'artefacts électriques (les « épigones ») tout droit sortis d'un bestiaire fantastique, il se transforme insidieusement en une véritable traque. Une traque à laquelle Mari s'est soigneusement préparée. Dotée d'une détermination inexpugnable et d'un bâton dont l'une des extrémités est équipée de circuits électriques, maîtrisant les arts martiaux à la perfection, elle dispose manifestement des moyens de se défendre. Car bien que très gravement malade, c'est une femme encore forte ou du moins ayant appris à transformer ses faiblesses en force, qui entreprend ce mystérieux pèlerinage dont le sens s'éclairera au fil du récit :
« Tout devra gagner en clarté à chaque strate de mon voyage et, comme le reflet fragile de la lumière sur ma montagne magique, se modifier. Chaque seconde me rapprochera de la mort. »

Méditation sur la vie, sur la mort et sur l'art, ce livre engage aussi une troublante réflexion sur l'amour. L'amour empreint d'abnégation que Mari voue à sa fille Kendra, mais aussi l'amour ambigu qui la lie à Kit, son défunt époux.
« Kit m'a dit qu'il m'aimait et j'ai répondu que je l'aimais aussi. Personne ne mentait. Mais l'amour peut avoir plusieurs significations. Il est parfois vecteur d'agression ou symptôme de maladie. »

C'est d'ailleurs autour de Kit, l'être aimé et aimant, que se noue le mystère du livre… Agissant comme une force centripète au coeur même du récit, véritable trou noir, il suscite d'innombrables questions. Comment peut-il être à la fois mort et en vie? Où est-il? Que veut-il? Et surtout, qui est-il?
« Ses mains, sur moi. La puissance de ses programmes, qui brisaient des cryptages, ou en créaient. Ses mains. Meurtrières. Qui aurait imaginé qu'il abandonnerait ces armes si véloces, ces instruments délicats, ces destructeurs de corps? Ou qu'il m'abandonnerait, moi? »

D'Alfred E. van Vogt à Greg Egan, de Philip K. Dick à Dan Simmons, l'immortalité est un thème récurrent en science-fiction. À la fois désirée et redoutée, elle donne parfois lieu à de saisissants récits ouvrant sur de vertigineuses questions philosophiques et métaphysiques.
La novella de Roger Zelazny, lauréate du prix Hugo en 1986, en est probablement l'une des illustrations les plus poétiques. Mais qu'on ne s'y trompe pas. Sous des allures de rêve éveillé, ce récit cache en réalité d'âpres questionnements sur la vie, la mort, la condition humaine, ainsi qu'une lutte sans merci entre le bien et le mal, entre l'hubris et la toute-puissance d'une part, l'humilité et la fragilité d'autre part, une lutte dont l'issue pourrait mettre en jeu l'avenir même de l'humanité.

Un grand merci à Chrys (@HordeDuContrevent), Sandrine (@HundredDreams), Aurore (@Tigo) et Bernard (Berni_29) qui, m'ayant précédée dans cette lecture, m'ont incitée à m'y engager à mon tour.
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