Je sors de la lecture du roman émerveillé par la maestria dont fait preuve
Zola dans la description des tissus, vêtements, agencement et vie d'un magasin de nouveautés parisien. La thématique textile n'est pas dans l'absolu mon sujet de prédilection, mais j'ai été impressionné par la diversité et la technicité du vocabulaire, le style qui parvient à transformer du textile intrinsèquement inerte en trame vivante régissant les rapports des différents protagonistes. Tout au long du roman, il m'a semblé voir ces dentelles, soieries, draps, toiles, velours, satins et autres lainages bruisser, s'animer, prendre vie, provoquer l'envie et la frénésie des clientes d'une part, dicter les comportements d'une fourmilière d'employés d'autre part.
Bien sûr, ce « substrat textile » sur lequel se trament ambitions, sentiments, grandeurs et mesquineries de l'âme humaine, est l'oeuvre d'un homme, Octave Mouret, qui en tire toutes les ficelles, et dont le génie visionnaire comporte une dimension effrayante.
Octave Mouret est un homme d'affaire(s), mû par la conquête des femmes et de l'argent. Les deux sont intimement liées puisque ce sont les femmes qui nourrissent son business.
La figure de Denise, la modeste vendeuse débarquée de sa province qu'aucun plaisir ou tentation ne détourne de son devoir de s'occuper de ses frères, représente le grain de sable qui grippe la machine de guerre Mouret. Aux combats que Mouret a l'habitude de livrer (et de gagner) contre des adversaires extérieurs (les femmes vues comme des moyens pour asseoir sa réussite) se substitue un combat dont il ne maîtrise pas les codes : un combat contre lui-même, contre un sentiment amoureux sincère et profond qui naît en lui. Denise demeure dans sa constance et sa tempérance, prête à renoncer à ses sentiments et à quitter le Bonheur des dames, tandis que Mouret est en proie aux plus vifs tourments. L'issue finale donne une très belle illustration de la force d'un amour désintéressé et authentique, et du « triomphe de la modestie » (je ne trouve pas l'expression heureuse, mais l'oxymore reflète fidèlement le dénouement du roman).
L'autre aspect marquant du roman réside dans l'exposition des mécanismes de la réussite économique d'Octave Mouret, point que je souhaite un peu développer.
On juge parfois la grandeur d'une oeuvre à l'aune de l'actualité qu'elle conserve au fil des années. Force est de constater que
Zola décrit, dès 1883, les principaux ressorts de la société de consommation contemporaine. Mouret est un as du marketing (il flatte l'ego de son client et crée un besoin constamment renouvelé) et de la communication (il a compris avant tous les autres la nécessité d'occuper l'espace et les esprits, et y consacre un budget important), le pionnier de l' « expérience client » (quelle innovation incroyable d'offrir à ses clientes la possibilité de rapporter en magasin une marchandise qui ne conviendrait pas !), un dieu du merchandising (il a conçu bien avant IKEA et les supermarchés le parcours du client au sein du magasin). En termes d'optimisation des flux et des tâches à l'intérieur du magasin, de gestion financière (intuition géniale de la vente de grandes quantités à faibles marges, rotation du capital), de gestion des ressources humaines (domaine qui est peut-être le plus daté…quoique la politique d'intéressement des salariés soit très moderne !), il n'est pas en reste.
Et pour compléter le tableau des similitudes avec l'époque actuelle,
Zola met en scène de façon terriblement poignante et réaliste la déchéance des petits commerçants du quartier, impitoyablement concurrencés par le bonheur des dames. Condamnés, ils se murent dans une obstination aveugle qui les rend farouchement opposés à toute innovation. Ils préfèrent diaboliser à longueur de journée le monstre qui les dévore plutôt que de chercher à faire évoluer leurs pratiques. La posture n'est pas sans rappeler celle de certains de nos petits commerçants actuels face aux géants de la grande distribution et du commerce en ligne…
Alors indubitablement, Au bonheur des dames est une grande oeuvre !