Le plus rude, ce sont sans doute les rires pourrait-on penser. Puis un doute nous assaille : et si c'était davantage l'indifférence, ou encore ce dialogue muet entre un homme et son art ? Claude Lantier est arrivé de sa Provence natale quelques années auparavant, il a déjà produit plusieurs morceaux intéressants, et d'aucuns voient en lui le futur chef de file d'une école qui fera date. La couleur, la nature, le réalisme, le plein air, voilà les idées ; oubliés les sujets historiques, antiques ou bibliques, délaissé l'art de la composition, fustigé le sens du symbole qui fait des tableaux des images à lire et à décrypter. Arrivent les sujets simples, porteurs de vérité, les scènes du quotidien, les banales ardeurs. Autour de Claude, c'est une jeunesse bouillonnante, pleine de ces idées nouvelles, prête à remplacer l'ancienne génération, à imposer au public des idées jamais envisagées. Il y a Sandoz, l'ami écrivain qui projette d'écrire une saga familiale qui jetterait sur le monde un regard neuf et réaliste ou, osons le mot, naturaliste. Il y a Fagerolles, peintre aussi, encore féal de l'École vilipendée, mais qui regarde Claude en maître ; il y a encore Méhoudeau, le sculpteur maudit, Dubuche, l'architecte besogneux, Gagnières, qui rêve de musique, de Brahms et surtout de Wagner. Il y a enfin Jory, qui promet sa plume à toutes les feuilles révolutionnaires. Tous, là, sont bien connus de l'auteur, Émile
Zola, dont on peut dire que L'Oeuvre est un roman éminemment personnel, lui qui fréquenta ces milieux artistiques, en partagea les joies et les peines, en suivit le développement et les atermoiements, les déchirures aussi. On aurait tort, cependant, de chercher chez les uns ou les autres quelque ressemblance exacte avec un Cézanne, un Manet, un Pissaro. Leurs caractères s'y retrouvent, leurs bonnes fortunes ou leurs malchances aussi. Mais la matière romanesque demeure la seule qu'il faut, ici, s'échiner à ausculter. Ainsi L'Oeuvre nous apparaîtra comme un puissant témoignage sur une époque et sur la façon dont l'art, à celle-ci, est appréhendé. le thème central demeure cependant la figure de l'artiste, essentiellement à travers celle de Claude Lantier, homme tout entier aspiré par son art, comme une offrande à un dieu non pas créateur, mais créé.
En tant que partie de ce grand ensemble romanesque qu'est la saga des Rougon-Macquart, L'Oeuvre est, en premier lieu, un témoignage de première main sur la deuxième partie du dix-neuvième siècle. Témoignage d'abord parce que, les notes en fin de livre le prouvent,
Emile Zola documente prodigieusement ses romans, pour lesquels il dispose de renseignements de première main provenant de sources qui connaissent le milieu dans lequel l'auteur situe son action. En plus de cette expertise parfois technique - notamment sur les théories des couleurs, par exemple -,
Zola, spécialement pour ce roman, possède un bagage personnel très important. Ces peintres, ces sculpteurs - en un mot, ces artistes - qui peuplent son roman, il les a connus, il les connaît. Ce sont des amis, avec lesquels il sort et dîne, avec lesquels il échange des lettres. La critique et le public ont souvent voulu reconnaître Cézanne, ou bien Manet, dans Claude Lantier. Il n'est pas que cela, comme le démontre la postface d'
Henri Mitterrand. Que
Zola lui-même se soit glissé dans la peau de Sandoz, en revanche, cela ne fait guère de doute. Sandoz a les mêmes idées littéraires que
Zola, le même parcours de vie, difficile avant un certain succès littéraire, et qui n'est pas sans rencontrer quelque critique acerbe. Il a enfin la même vie familiale, partagée entre la mère impotente et l'épouse dévouée. A ce personnage,
Zola offre un traitement des plus positifs, car Sandoz est, parmi tous les amis qui se réunissent le jeudi, le médiateur, le refuge, le soutien enfin, notamment auprès de Claude, lorsque tous lui auront tourné le dos. Tous ces personnages, centraux ou secondaires, évoluent dans un milieu social admirablement décrit par
Zola. Peintres et autres artistes ne sont pas extraits du monde, mais s'agitent dans un microcosme certes délimité, et parfois, hélas pour eux, désespérément réel. Les marchands d'art, par exemple, tournent autour de ces promesses de fortune que sont les peintres, dont les renommées dépendent pour beaucoup de ces personnages aux frontières de la considération artistique et du placement financier. Comme pour ses artistes,
Zola a usé de modèles bien réels pour imaginer ces marchands - ainsi le père Malgras - qui maraudent dans les ateliers, affichant clairement leur intérêt ou feignant la charité en achetant, pour quelques francs, une toile qu'ils espèrent revendre à bon prix un peu plus tard à quelque amateur, éclairé ou totalement aveugle. le roman jette ainsi une lumière crue - et parfois cruelle - sur le monde de l'art dans les années 1860 à 1880. La période, notamment pour la peinture, est charnière. le romantisme finissant a laissé son empreinte symbolique dans nombre d'esprits, tandis que l'impressionnisme est annoncé à travers la recherche du plein air, l'adoration de la lumière et de la vérité de la couleur. Claude, justement, en est là. Ses toiles témoignent de son hésitation profonde, des atermoiements qu'il éprouve à glisser, dans quelque scène simple d'un déjeuner dehors ou d'une vue sur les bords de la Seine
parisienne, le corps nu et rêvé d'une femme portant en elle un symbole et un idéal. Que certains amateurs le comprennent, c'est heureux, mais ils sont peu nombreux. Ses disciples sont là, pourtant, tel Fagerolles, qui admet et se réclame de l'influence de Claude, influence dont il use avant de la détourner, en l'atténuant, pour la rendre acceptable au public. Car le public, justement, est profondément conservateur, et choqué des sujets de Claude - la femme nue de son premier déjeuner sur l'herbe, rappelant évidemment Manet -, s'en moque et le rend ridicule.
Ce dont rend compte L'Oeuvre, c'est bien de cette place si prégnante dans la société qu'occupe l'art. Celui-ci est un sujet de société, en ce qu'il déchaîne les passions du public - les rires du salon des Refusés en est une preuve, la fréquentation inouïe des salons en est un autre - et provoque même des réactions du pouvoir politique. Ainsi le salon des Refusés provient-il d'une décision de
Napoléon III, qui jugeait les membres du jury du Salon par trop rigides. L'art, sujet de société, aussi parce qu'il est l'un des rares domaines professionnels où toutes les couches de la société peuvent se retrouver, depuis les plus modestes comme Chaîne ou Fagerolles jusqu'au couches les plus aisées, et cela parmi les artistes et dans le public. L'art, et l'argent qui y circule, suscite convoitises et désirs de carrière. Autour des peintres les plus en vus papillonnent de jeunes femmes, comme Irma Bécot, ancienne modèle, dont l'ambition lui permettra d'ouvrir son propre hôtel et de faire sa place parmi les mondains de la capitale. Ce dont témoigne aussi ce roman, c'est de cette révolte des artistes contre l'académisme, c'est aussi de cette vie bouillonnante, de ces idées qui s'enflamment, de ces rares triomphes et de ces nombreuses humiliations publiques que connaissent les peintres livrés aux regards et aux rires de la foule abêtie, de cette quête de liberté artistique qui, on le sait, finira par triompher. Tout cela est rendu par l'écriture d'
Emile Zola, très picturale, et en cela très proche de ce que produisirent les impressionnistes sur leurs toiles. Les scènes sont comme autant de tableaux sur lesquels, ligne après ligne, l'oeil fouille le moindre détail visuel, la moindre précision de caractère. Combien fiévreuse est cette ultime nuit de travail pour les élèves architectes, tel Dubuche, l'ami d'enfance de Claude Lantier et de Sandoz, avant que de rendre leur travail au jury. Combien fourmillants sont ces salons où se presse le peuple de
Paris, petits commerçants et grands bourgeois, défilant devant les toiles, se pressant devant tel succès et se moquant devant telle toile incomprise, se bousculant enfin pour trouver une place au buffet. Combien poétiques sont ces quais de Seine où Claude et Christine connaissent leurs premiers frissons amoureux sous la protection bienveillance des monuments séculaires. Par les couleurs, les odeurs, les bruits, les pensées,
Emile Zola livre à son lecteur des moments entiers, pleins de cette vie tumultueuse et hasardeuse des artistes.
L'Oeuvre : on trouverait à ce titre un double sens. le premier, qui serait celui de l'objet, du tableau par conséquent, sur chacun desquels s'acharne Claude, croyant tenir, par une figure merveilleusement exécutée, la preuve de son génie. le second serait celui, plus vaste, du grand oeuvre, sorte d'héritage artistique laissé au public contemporain et à la postérité future. Sans doute les deux sens sont-ils regroupés dans l'ultime tableau de Claude, cette vue sur la Seine, cette tentative de saisir sur une toile une impression personnelle, impression parcourue, encore, par ce corps féminin idéalisé et jamais capturé. L'oeuvre, c'est aussi ce qui anime la vie de Claude, cette recherche inlassable et insensée d'un idéal, et c'est ce qui le lamine, l'humilie, le vainc finalement et totalement.
Zola traite ainsi du rapport de l'artiste à son oeuvre, car si l'un fait l'autre, l'oeuvre peut également absorber toute l'énergie de l'artiste, lui prendre toute sa concentration, ne lui laisser aucun repos, aucun refuge, pas même, finalement, dans les bras de la personne aimée. L'oeuvre est une création qui se fait dieu auquel on sacrifie tout, depuis la vie amoureuse jusqu'aux amitiés. le groupe d'amis qui se réunit le jeudi chez Sandoz finit ainsi par exploser, à cause des succès des uns et des insuccès des autres. C'est aussi que chacun ne parle que de sa quête personnelle, sans ne pouvoir jamais accueillir, de la part de l'autre, les doutes et les aspirations. A ce dieu, Claude offre d'abord Christine, sorte de muse, tout d'abord, puis modèle corvéable dont l'évolution physique, différant de fait de plus en plus avec la vision originelle que Claude en eut, la rend mal aimée par ce dernier. Claude offre aussi, enfin devrait-on dire, la figure ultime, celle de son enfant mort, enfant mal aimé, invisible, presque, aux yeux de ses parents, tant l'art prenait toute la place, enfant difforme dont la déchéance symbolise aussi celle du couple de ses parents, et dont l'image de la mort sera même invisibilisée aux yeux du public, la toile ayant été accrochée trop haut, et le sujet étant par trop insupportable. Cependant, le changement est là, aussi, car l'art semble désormais véhiculer les visions personnelles de l'artiste, et non ce qui est convenu, accepté, attendu par la société. L'artiste, dès lors, n'est plus seulement le manouvrier de génie qui met ses talents au service du public - tant au sens institutionnel qu'à celui de l'opinion publique -, mais il fait de sa toile, de son roman, de son morceau, le médium par lequel il livre sa personne propre, et autorise l'expression d'un moi jusqu'alors inconnu.
La transition, toutefois, n'est pas si fluide. On ne passe par d'un art académique à un art personnel en quelques toiles bien senties. le temps doit faire son oeuvre, lui aussi. D'abord le public rejette brutalement cet art nouveau : en témoignent les rires et les moqueries du Salon des Refusés. le traitement de la lumière, des couleurs, les sujets jugés guignolesques ou pornographiques étonnent et scandalisent. Christine elle-même, lors de sa première visite dans l'atelier de Claude, éprouve un vif rejet de ce qu'elle y voit. Quelles sont ces femmes nues, que sont ces arbres bleus, à quelle réalité et à quelle convenance se rapportent-ils ? de quelle réalité parle-t-on, surtout, lui demande Claude, car la beauté réside peut-être dans la vérité crue et parfois cruelle - ainsi son petit Jacques sur son lit de mort, le crâne exagérément grossi -, car la beauté réside peut-être aussi dans ce que le regard perçoit de prime abord, dans ces couleurs que la lumière changeante d'un bord de rivière livre à l'oeil attentif. "Est-ce que, en art, il y avait autre chose que de donner ce qu'on avait dans le ventre ?" : la révolte de Claude contre l'académisme traduit son refus de la technique et de la composition comme critères de jugement et de beauté, et son choix définitif pour la sincérité, l'expression de la personnalité intérieure et des impressions. le rapport à l'oeuvre change donc également : à l'assurance que la composition apportait répond la remise en cause permanente, comme en atteste Bongrand. A ces aspirations artistiques, le public répond qu'il est encore - toujours - le maître, faisant les réputations, assurant les succès à qui saura lui plaire. Ainsi Bongrand, malgré le respect qu'il inspire aux jeunes peintres, est-il largement boudé par le grand public, qui lui préfère Fagerolles et son académisme osé. Malgré cela, les idées novatrices infusent lentement dans la société. C'est ce que dit Sandoz à Claude, lors de l'ultime salon ; sa lumière et ses couleurs ont désormais leur place dans les salons officiels. le temps a fait son oeuvre. Les hommes, eux, ont changé. Leurs illusions de jeunesse, leurs révoltes, leurs amitiés ont souvent volé en éclat. Jory, le journaliste, a volontiers échangé sa plume grinçante contre la place d'arbitre des élégances et des convenances. Demeure Claude, donc, seul ou presque, que l'ingratitude du public et de ses pairs aura laissé libre.