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sur 1771 notes

Critiques filtrées sur 5 étoiles  
Dans cet opus, Pierre Sandoz, l'écrivain-poète et ami de Claude Lantier n'est pas seulement le témoin de la déchéance de ce dernier mais aussi, en quelque sorte, le « porte-parole » d'Emile Zola. Ainsi, par le biais des propos de ce personnage essentiel du récit, le romancier confie aux lecteurs une partie de sa propre existence en dévoilant quelques anecdotes sur son enfance, sa vie personnelle, ses ambitions littéraires mais également ses nombreux états d'âme.

En parallèle, le roman dénonce les effets pervers des spéculations financières et boursières malhonnêtes qui sévissent dans le monde artistique et qui font davantage la part belle aux marchandages les plus ignobles plutôt qu'à la reconnaissance du talent des artistes en devenir. Cet état de fait étant toujours d'actualité de nos jours, Zola était donc bien un écrivain visionnaire en son temps…
Criante de vérité, cette fiction sent le vécu, et dans ce brassage de destinées, il flotte comme un parfum de nostalgie, avec des regards parfois rivés sur le rétroviseur, le pied appuyé sur la pédale de frein. En dépit d'une histoire sombre à l'épilogue funeste, des lueurs d'espoir brillent, ça et là, sous les traits de plume remarquables de l'auteur.

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« J'ai fait un rêve, l'autre jour. J'avais écrit un beau livre, un livre sublime que tu avais illustré de belles, de sublimes gravures. Nos deux noms en lettres d'or brillaient, unis sur le premier feuillet, et, dans cette fraternité de génie, passaient inséparable à la postérité. » - Lettre d'Émile Zola à son ami d'enfance Paul Cézanne le 25 mars 1860.

Peut-être faudra-t-il un jour modifier les livres de l'histoire de l'art concluant qu'une brouille définitive entre Paul Cézanne et Émile Zola survint en 1886, à la suite du roman « L'oeuvre » de Zola, ce qui semble aujourd'hui fortement remis en question, et qui va être l'objet essentiel de ma critique.

Je résume le roman de l'écrivain en reprenant l'édition des dossiers préparatoires du livre par Zola publiée dans « La Fabrique des Rougon-Macquart » par Colette Becker en 2013 : « Avec Claude Lantier, je veux peindre la lutte de l'artiste contre la nature, l'effort de la création dans l'oeuvre d'art, effort de sang et de larmes pour donner sa chair, faire de la vie ; toujours en bataille contre le vrai, et toujours vaincu, la lutte contre l'ange. En un mot, j'y raconterai ma vie intime de production, ce perpétuel accouchement si douloureux, mais je grandirai le sujet par le drame, par Claude qui ne se contente jamais, qui s'exaspère de ne pouvoir accoucher de son génie, et qui se tue à la fin devant son oeuvre irréalisée. »
Mon émotion est forte. le lecteur amateur d'art que je suis ne pouvait rester insensible devant l'image du peintre Claude Lantier entrainant avec lui, dans son délire artistique, une jeune femme, Christine, rencontrée en bord de Seine à Paris. J'ai frissonné dans les derniers chapitres décrivant la lente et terrible déchéance du peintre confronté aux affres de la création que Christine, devenue sa femme, découvrira pendu dans son atelier devant son oeuvre.

Les extraits des lettres de jeunesse de Zola et Cézanne montrent clairement la grande affection, admiration, estime, que les deux amis avaient l'un pour l'autre. Un roman de Zola sur un peintre raté pouvait-il interrompre cette amitié ayant commencé en 1852 au collège Bourbon à Aix, 34 années auparavant ?
Dans une chronique du Salon de 1866 parlant de Cézanne, Zola écrit : « Il y a dix ans que nous parlons arts et littérature. Tu es toute ma jeunesse ; je te retrouve mêlé à chacune de mes joies, à chacune de mes souffrances. […] Nous affirmions que les maîtres, les génies, sont des créateurs qui, chacun, ont créé un monde de toutes pièces, et nous refusions les disciples, les impuissants, ceux dont le métier est de voler çà et là quelques bribes d'originalité. Sais-tu que nous étions des révolutionnaires sans le savoir ? ».

Connaissant les liens qui unissaient les deux hommes, je me demande bien pourquoi une lettre écrite le 4 avril 1886 par Cézanne à Zola, peu après la parution du roman que l'écrivain lui avait envoyé, a pu faire croire à une lettre de rupture entre les deux amis. Il semble évident qu'il s'agissait d'une simple lettre de remerciement. Je montre cette fameuse lettre, objet de polémique : « Mon cher Émile, /Je viens de recevoir l'Oeuvre que tu as bien voulu m'adresser. / Je remercie l'auteur des Rougon-Macquart de ce bon témoignage de souvenir, et je lui demande de me permettre de lui serrer la main en songeant aux anciennes années. Tout à toi sous l'impression des temps écoulés. »

Où est la brouille dans ce courrier ? Il est certain que Cézanne connaissait depuis longtemps le projet de Zola d'écrire un roman sur les milieux artistiques. Écrivain lui-même, il ne pouvait se méprendre sur la logique narrative d'une oeuvre de fiction et ne pouvait penser que Zola décrivait la déchéance de Claude Lantier dans son livre en songeant à son ami d'enfance. Zola s'inspirait des nombreux peintres qu'il connaissait. D'ailleurs, Cézanne, picturalement, ne ressemblait en rien au peintre Claude Lantier. Seul Claude Monet, dans une lettre à Zola, regrette qu'il aurait pu, avec Manet et les peintres impressionnistes, être rapproché du personnage du roman.

Une lettre de Cézanne à Zola retrouvée récemment, datée du 28 novembre 1887, confirme que Zola ne cessa pas toute correspondance avec son ami et continua à envoyer ses oeuvres au peintre : « Mon cher Émile/ Je viens de recevoir, de retour d'Aix, le volume La Terre, que tu as bien voulu m'adresser. / Je te remercie pour l'envoi de ce nouveau rameau poussé sur l'arbre généalogique des Rougon-Macquart. /Je te remercie d'accepter mes remerciements et mes plus sincères salutations. Quand tu seras de retour, j'irai te voir pour te serrer la main. »

Il est incontestable que ce roman des arts, de la difficile condition de l'artiste novateur face aux institutions, est aussi et d'abord un roman autobiographique, qui fait revivre la jeunesse de son auteur à Aix-en-Provence, sa venue à Paris en 1858, le milieu des jeunes peintres dans lequel il a vécu, les Cézanne, Pissarro, Guillaumet, Manet, Monet, Renoir, Sisley... ceux qu'il défendit avec enthousiasme dans ses critiques des Salons dans le journal « L'Évènement ».

L'amitié entre les deux amis n'avait donc pas été rompue après la publication de « L'oeuvre » de Zola en 1886. L'émotion de Cézanne, juste avant sa mort en 1906, pour l'inauguration d'un buste de l'écrivain décédé, démontre l'admiration et l'amitié qui les unissaient, car il sanglotait sur leurs souvenirs sachant que sa propre vie se terminait.

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Les affreux de la création, comme dirait Gainsbourg… On comprend que Cézanne ait moyennement apprécié d'avoir servi de modèle à ce peintre incapable de transcrire sur la toile sa vision du réel, mais n'oublions pas que pour Zola, Claude Lantier est avant tout handicapé par le patrimoine génétique de la lignée Macquart. Comme toujours avec le grand Emile, qui ne souffre assurément pas de l'impuissance de son personnage, le lecteur se régale de très belles pages, qu'elles décrivent le cours de la Seine à Paris ou mettent en scène l'effervescence des salons de peinture. Avec, en prime, une déchirante histoire d'amour insuffisamment partagé. Recommandé.
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J'avais vraiment hâte de lire L'Oeuvre, rien que pour retrouver le personnage de Claude Lantier qui m'avais beaucoup touché et marqué dans le ventre de Paris.
Mon cher artiste, recueille donc une fille chez lui, et la modernité de la scène m'a semblé saisissante. Pour carricaturer, Claude ressemblait au profil du "bad boy" qui sauve la jeune fille en détresse. J'ai trouvé cela plutôt amusant. Malgré tout, ce roman reste très sombre même si il commence plutôt positivement, il donne à voir la descente aux enfers d'un artiste à la recherche de pérfection et ce, à tout prix.. Finalement Claude y est plutôt réaliste avec ses doutes et ses moments de lucidité.
J'ai vraiment eu une très bonne expérience de lecture et recommande vivement ce Rougon-Macquart ci, qui est je trouve que trop méconnu. Il est pourtant vraiment intéressant et fluide à la lecture.
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Le plus rude, ce sont sans doute les rires pourrait-on penser. Puis un doute nous assaille : et si c'était davantage l'indifférence, ou encore ce dialogue muet entre un homme et son art ? Claude Lantier est arrivé de sa Provence natale quelques années auparavant, il a déjà produit plusieurs morceaux intéressants, et d'aucuns voient en lui le futur chef de file d'une école qui fera date. La couleur, la nature, le réalisme, le plein air, voilà les idées ; oubliés les sujets historiques, antiques ou bibliques, délaissé l'art de la composition, fustigé le sens du symbole qui fait des tableaux des images à lire et à décrypter. Arrivent les sujets simples, porteurs de vérité, les scènes du quotidien, les banales ardeurs. Autour de Claude, c'est une jeunesse bouillonnante, pleine de ces idées nouvelles, prête à remplacer l'ancienne génération, à imposer au public des idées jamais envisagées. Il y a Sandoz, l'ami écrivain qui projette d'écrire une saga familiale qui jetterait sur le monde un regard neuf et réaliste ou, osons le mot, naturaliste. Il y a Fagerolles, peintre aussi, encore féal de l'École vilipendée, mais qui regarde Claude en maître ; il y a encore Méhoudeau, le sculpteur maudit, Dubuche, l'architecte besogneux, Gagnières, qui rêve de musique, de Brahms et surtout de Wagner. Il y a enfin Jory, qui promet sa plume à toutes les feuilles révolutionnaires. Tous, là, sont bien connus de l'auteur, Émile Zola, dont on peut dire que L'Oeuvre est un roman éminemment personnel, lui qui fréquenta ces milieux artistiques, en partagea les joies et les peines, en suivit le développement et les atermoiements, les déchirures aussi. On aurait tort, cependant, de chercher chez les uns ou les autres quelque ressemblance exacte avec un Cézanne, un Manet, un Pissaro. Leurs caractères s'y retrouvent, leurs bonnes fortunes ou leurs malchances aussi. Mais la matière romanesque demeure la seule qu'il faut, ici, s'échiner à ausculter. Ainsi L'Oeuvre nous apparaîtra comme un puissant témoignage sur une époque et sur la façon dont l'art, à celle-ci, est appréhendé. le thème central demeure cependant la figure de l'artiste, essentiellement à travers celle de Claude Lantier, homme tout entier aspiré par son art, comme une offrande à un dieu non pas créateur, mais créé.

En tant que partie de ce grand ensemble romanesque qu'est la saga des Rougon-Macquart, L'Oeuvre est, en premier lieu, un témoignage de première main sur la deuxième partie du dix-neuvième siècle. Témoignage d'abord parce que, les notes en fin de livre le prouvent, Emile Zola documente prodigieusement ses romans, pour lesquels il dispose de renseignements de première main provenant de sources qui connaissent le milieu dans lequel l'auteur situe son action. En plus de cette expertise parfois technique - notamment sur les théories des couleurs, par exemple -, Zola, spécialement pour ce roman, possède un bagage personnel très important. Ces peintres, ces sculpteurs - en un mot, ces artistes - qui peuplent son roman, il les a connus, il les connaît. Ce sont des amis, avec lesquels il sort et dîne, avec lesquels il échange des lettres. La critique et le public ont souvent voulu reconnaître Cézanne, ou bien Manet, dans Claude Lantier. Il n'est pas que cela, comme le démontre la postface d'Henri Mitterrand. Que Zola lui-même se soit glissé dans la peau de Sandoz, en revanche, cela ne fait guère de doute. Sandoz a les mêmes idées littéraires que Zola, le même parcours de vie, difficile avant un certain succès littéraire, et qui n'est pas sans rencontrer quelque critique acerbe. Il a enfin la même vie familiale, partagée entre la mère impotente et l'épouse dévouée. A ce personnage, Zola offre un traitement des plus positifs, car Sandoz est, parmi tous les amis qui se réunissent le jeudi, le médiateur, le refuge, le soutien enfin, notamment auprès de Claude, lorsque tous lui auront tourné le dos. Tous ces personnages, centraux ou secondaires, évoluent dans un milieu social admirablement décrit par Zola. Peintres et autres artistes ne sont pas extraits du monde, mais s'agitent dans un microcosme certes délimité, et parfois, hélas pour eux, désespérément réel. Les marchands d'art, par exemple, tournent autour de ces promesses de fortune que sont les peintres, dont les renommées dépendent pour beaucoup de ces personnages aux frontières de la considération artistique et du placement financier. Comme pour ses artistes, Zola a usé de modèles bien réels pour imaginer ces marchands - ainsi le père Malgras - qui maraudent dans les ateliers, affichant clairement leur intérêt ou feignant la charité en achetant, pour quelques francs, une toile qu'ils espèrent revendre à bon prix un peu plus tard à quelque amateur, éclairé ou totalement aveugle. le roman jette ainsi une lumière crue - et parfois cruelle - sur le monde de l'art dans les années 1860 à 1880. La période, notamment pour la peinture, est charnière. le romantisme finissant a laissé son empreinte symbolique dans nombre d'esprits, tandis que l'impressionnisme est annoncé à travers la recherche du plein air, l'adoration de la lumière et de la vérité de la couleur. Claude, justement, en est là. Ses toiles témoignent de son hésitation profonde, des atermoiements qu'il éprouve à glisser, dans quelque scène simple d'un déjeuner dehors ou d'une vue sur les bords de la Seine parisienne, le corps nu et rêvé d'une femme portant en elle un symbole et un idéal. Que certains amateurs le comprennent, c'est heureux, mais ils sont peu nombreux. Ses disciples sont là, pourtant, tel Fagerolles, qui admet et se réclame de l'influence de Claude, influence dont il use avant de la détourner, en l'atténuant, pour la rendre acceptable au public. Car le public, justement, est profondément conservateur, et choqué des sujets de Claude - la femme nue de son premier déjeuner sur l'herbe, rappelant évidemment Manet -, s'en moque et le rend ridicule.

Ce dont rend compte L'Oeuvre, c'est bien de cette place si prégnante dans la société qu'occupe l'art. Celui-ci est un sujet de société, en ce qu'il déchaîne les passions du public - les rires du salon des Refusés en est une preuve, la fréquentation inouïe des salons en est un autre - et provoque même des réactions du pouvoir politique. Ainsi le salon des Refusés provient-il d'une décision de Napoléon III, qui jugeait les membres du jury du Salon par trop rigides. L'art, sujet de société, aussi parce qu'il est l'un des rares domaines professionnels où toutes les couches de la société peuvent se retrouver, depuis les plus modestes comme Chaîne ou Fagerolles jusqu'au couches les plus aisées, et cela parmi les artistes et dans le public. L'art, et l'argent qui y circule, suscite convoitises et désirs de carrière. Autour des peintres les plus en vus papillonnent de jeunes femmes, comme Irma Bécot, ancienne modèle, dont l'ambition lui permettra d'ouvrir son propre hôtel et de faire sa place parmi les mondains de la capitale. Ce dont témoigne aussi ce roman, c'est de cette révolte des artistes contre l'académisme, c'est aussi de cette vie bouillonnante, de ces idées qui s'enflamment, de ces rares triomphes et de ces nombreuses humiliations publiques que connaissent les peintres livrés aux regards et aux rires de la foule abêtie, de cette quête de liberté artistique qui, on le sait, finira par triompher. Tout cela est rendu par l'écriture d'Emile Zola, très picturale, et en cela très proche de ce que produisirent les impressionnistes sur leurs toiles. Les scènes sont comme autant de tableaux sur lesquels, ligne après ligne, l'oeil fouille le moindre détail visuel, la moindre précision de caractère. Combien fiévreuse est cette ultime nuit de travail pour les élèves architectes, tel Dubuche, l'ami d'enfance de Claude Lantier et de Sandoz, avant que de rendre leur travail au jury. Combien fourmillants sont ces salons où se presse le peuple de Paris, petits commerçants et grands bourgeois, défilant devant les toiles, se pressant devant tel succès et se moquant devant telle toile incomprise, se bousculant enfin pour trouver une place au buffet. Combien poétiques sont ces quais de Seine où Claude et Christine connaissent leurs premiers frissons amoureux sous la protection bienveillance des monuments séculaires. Par les couleurs, les odeurs, les bruits, les pensées, Emile Zola livre à son lecteur des moments entiers, pleins de cette vie tumultueuse et hasardeuse des artistes.

L'Oeuvre : on trouverait à ce titre un double sens. le premier, qui serait celui de l'objet, du tableau par conséquent, sur chacun desquels s'acharne Claude, croyant tenir, par une figure merveilleusement exécutée, la preuve de son génie. le second serait celui, plus vaste, du grand oeuvre, sorte d'héritage artistique laissé au public contemporain et à la postérité future. Sans doute les deux sens sont-ils regroupés dans l'ultime tableau de Claude, cette vue sur la Seine, cette tentative de saisir sur une toile une impression personnelle, impression parcourue, encore, par ce corps féminin idéalisé et jamais capturé. L'oeuvre, c'est aussi ce qui anime la vie de Claude, cette recherche inlassable et insensée d'un idéal, et c'est ce qui le lamine, l'humilie, le vainc finalement et totalement. Zola traite ainsi du rapport de l'artiste à son oeuvre, car si l'un fait l'autre, l'oeuvre peut également absorber toute l'énergie de l'artiste, lui prendre toute sa concentration, ne lui laisser aucun repos, aucun refuge, pas même, finalement, dans les bras de la personne aimée. L'oeuvre est une création qui se fait dieu auquel on sacrifie tout, depuis la vie amoureuse jusqu'aux amitiés. le groupe d'amis qui se réunit le jeudi chez Sandoz finit ainsi par exploser, à cause des succès des uns et des insuccès des autres. C'est aussi que chacun ne parle que de sa quête personnelle, sans ne pouvoir jamais accueillir, de la part de l'autre, les doutes et les aspirations. A ce dieu, Claude offre d'abord Christine, sorte de muse, tout d'abord, puis modèle corvéable dont l'évolution physique, différant de fait de plus en plus avec la vision originelle que Claude en eut, la rend mal aimée par ce dernier. Claude offre aussi, enfin devrait-on dire, la figure ultime, celle de son enfant mort, enfant mal aimé, invisible, presque, aux yeux de ses parents, tant l'art prenait toute la place, enfant difforme dont la déchéance symbolise aussi celle du couple de ses parents, et dont l'image de la mort sera même invisibilisée aux yeux du public, la toile ayant été accrochée trop haut, et le sujet étant par trop insupportable. Cependant, le changement est là, aussi, car l'art semble désormais véhiculer les visions personnelles de l'artiste, et non ce qui est convenu, accepté, attendu par la société. L'artiste, dès lors, n'est plus seulement le manouvrier de génie qui met ses talents au service du public - tant au sens institutionnel qu'à celui de l'opinion publique -, mais il fait de sa toile, de son roman, de son morceau, le médium par lequel il livre sa personne propre, et autorise l'expression d'un moi jusqu'alors inconnu.

La transition, toutefois, n'est pas si fluide. On ne passe par d'un art académique à un art personnel en quelques toiles bien senties. le temps doit faire son oeuvre, lui aussi. D'abord le public rejette brutalement cet art nouveau : en témoignent les rires et les moqueries du Salon des Refusés. le traitement de la lumière, des couleurs, les sujets jugés guignolesques ou pornographiques étonnent et scandalisent. Christine elle-même, lors de sa première visite dans l'atelier de Claude, éprouve un vif rejet de ce qu'elle y voit. Quelles sont ces femmes nues, que sont ces arbres bleus, à quelle réalité et à quelle convenance se rapportent-ils ? de quelle réalité parle-t-on, surtout, lui demande Claude, car la beauté réside peut-être dans la vérité crue et parfois cruelle - ainsi son petit Jacques sur son lit de mort, le crâne exagérément grossi -, car la beauté réside peut-être aussi dans ce que le regard perçoit de prime abord, dans ces couleurs que la lumière changeante d'un bord de rivière livre à l'oeil attentif. "Est-ce que, en art, il y avait autre chose que de donner ce qu'on avait dans le ventre ?" : la révolte de Claude contre l'académisme traduit son refus de la technique et de la composition comme critères de jugement et de beauté, et son choix définitif pour la sincérité, l'expression de la personnalité intérieure et des impressions. le rapport à l'oeuvre change donc également : à l'assurance que la composition apportait répond la remise en cause permanente, comme en atteste Bongrand. A ces aspirations artistiques, le public répond qu'il est encore - toujours - le maître, faisant les réputations, assurant les succès à qui saura lui plaire. Ainsi Bongrand, malgré le respect qu'il inspire aux jeunes peintres, est-il largement boudé par le grand public, qui lui préfère Fagerolles et son académisme osé. Malgré cela, les idées novatrices infusent lentement dans la société. C'est ce que dit Sandoz à Claude, lors de l'ultime salon ; sa lumière et ses couleurs ont désormais leur place dans les salons officiels. le temps a fait son oeuvre. Les hommes, eux, ont changé. Leurs illusions de jeunesse, leurs révoltes, leurs amitiés ont souvent volé en éclat. Jory, le journaliste, a volontiers échangé sa plume grinçante contre la place d'arbitre des élégances et des convenances. Demeure Claude, donc, seul ou presque, que l'ingratitude du public et de ses pairs aura laissé libre.
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Au coeur de ce roman : l'amitié (et son délitement), l'amour (et son délitement), mais, surtout, l'art - qu'est-ce qui différencie un ouvrier médiocre d'un génie visionnaire ? D'où nait la volonté de créer ? À quel point un artiste peut-il se sacrifier pour son oeuvre ? Inspiré de sa propre vie et de celles de ses proches (parmi eux : Edouard Manet ou Paul Cézanne) que l'on devine à travers d'adroits avatars, Zola dépeint dans son roman la bouillonnante scène artistique de son époque à travers un style méticuleux, fiévreux et incroyablement riche.
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Quatorzième roman des Rougon-Macquart, « L'oeuvre » intervient juste après « Germinal ». Après avoir touché le fond de la « noirceur », Zola prend le parti de la « couleur ». C'est donc tout naturellement que le monde des artistes est évoqué à ce stade de la saga. Cela dit, la couleur se réfère plus à la palette de l'artiste qu'au ton général de l'oeuvre qui est aussi sombre que d'habitude.
Le monde des artistes, donc, et le monde de la création artistique, dans son ensemble : Zola, on le sait, en était proche : Paul Cézanne, aixois comme lui, était un de ses amis ; lui-même fréquentait le milieu des impressionnistes qu'il suivait depuis le début. Mais dans le cercle de ces artistes figurent aussi des sculpteurs et même des écrivains. Zola s'est mis lui-même en scène dans le personnage de Sandoz.
L'art est donc au centre du roman. La création artistique, avec ce qu'elle comporte de contraintes, se personnifie dans le personnage de Claude Lantier. Claude (prénom en référence à Claude Monet ?) est le fils de Gervaise et donc le frère d'Etienne et de Jacques, et le demi-frère de Nana. Claude n'est pas un artiste raté, mais un artiste de génie qui n'a pas réussi. Et cela change tout : il a conscience de sa valeur et enrage de ne pas pouvoir la concrétiser dans un chef-d'oeuvre. Alors qu'un artiste raté, sauf aveuglement extrême, prendrait la mesure de son insuffisance, et « ferait avec ». Claude, lui, a mis toute sa vie dans son art : le roman nous montre cette évolution.
Claude (qui a beaucoup de traits communs avec Paul Cézanne) est « monté » à Paris depuis Plassans. Il y a retrouvé deux compatriotes, l'écrivain Sandoz (Zola himself), et l'architecte Dubuche. Un soir, Claude recueille Christine, une jeune femme perdue ; il en fait son modèle, puis sa maîtresse. Un cercle d'artistes se crée autour d'eux : les « pleinairistes » (comprenez les impressionnistes) qui souhaitent renouveler l'art contemporain en l'éloignant des canons artistiques qu'ils jugent éculés et dépassés. le problème de Claude c'est qu'il est impuissant à accoucher de son génie. Cette idée l'obsède de plus en plus. Christine se trouve une rivale dans la toile inachevée, et se désespère. La naissance d'un enfant et sa mort, n'ont pas d'autre effet que la perspective d'un tableau « L'enfant mort ».
« L'oeuvre » au travers du parcours de Claude Lantier, dresse un tableau « de la vie des artistes qui ont bouleversé la peinture française entre 1860 et 1870, en transformant de manière irréversible le regard, la main et la palette du peintre » (Henri Mitterand). Mais, au-delà, le propos de l'auteur est de mettre au premier plan le rapport entre l'artiste et son oeuvre : l'interrogation sur l'art est aussi celle du créateur qui s'apparente à Dieu dans son acte de création. « Avec Claude Lantier, je veux peindre la lutte de l'artiste contre la nature, l'effort de la création dans l'oeuvre d'art, effort de sang et de larmes pour donner sa chair, faire de la vie : toujours en bataille avec le vrai et toujours vaincu, la lutte contre l'ange. En un mot j'y raconterai ma vie intime de production, ce perpétuel accouchement si douloureux (Emile Zola - Ebauche de « L'oeuvre ») La preuve que l'idée de « création » ne concerne pas seulement les arts plastiques, mais interroge l'écrivain lui-même, sur les motivations et les fins profondes de son travail.
Et d'ailleurs, le romancier répond en quelque sorte à cette interrogation, en faisant de cette création le moloch qui détruit à la fois le créateur et sa créature, et en même temps son entourage.
Un des romans les plus personnels de Zola. Et un des plus passionnants.
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On commence le livre avec délectation.
L'évocation de la vie de Bohème parisienne.
On est tout de suite chez Puccini avec Mimi.
Puis on se demande avec impatience comment cela va évoluer.
Un artiste parisien, jeune et beau (je l'imagine beau garçon !) et une jeune fille de province « les ignorances d'une demoiselle honnête » (Ça veut déjà dire tellement!!!!)
Cela peut évoluer en belle histoire d'amour mais on est chez Zola. Et c'est là qu'on imagine le pire dans leur histoire…..
Je préfère ne rien dire et laisser la surprise au lecteur.
Moi je n'ai rien lu du dénouement avant.
Et aujourd'hui je viens de lire la dernière phrase.
Encore un livre que j'ai tout simplement adoré.
Plus on lit Zola, plus on aime ce sublime élan des sentiments.
Évidemment, il y a cette exacerbation et cette emphase dans l'écriture mais elle est totalement justifiée et dévoile, avec une poignante densité, les pensées secrètes et terribles de nos héros.
On a peu l'occasion de rire ici et cette évocation de l'art est vraiment dure dans certaines scènes: la moquerie, la vanité, le désespoir de l'artiste et l'impossibilité de l'inspiration. Tout cela fait un homme anéanti et sauvage parmi d'autres qui ne connaissent rien aux tourments de l'Artiste.
Superbe.
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Un tome qui m'impressionnait un peu. Les affres de la création et les artistes maudits, je pensais que ça allait être long… Grosse erreur. Zola est un génie. Il pourrait parler horlogerie ce serait passionnant. Certaines scènes sont bouleversantes et l'histoire d'amitié entre Claude et Sandoz est tellement belle. Je l'ai terminé terriblement émue.
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Zola ne s'était pas encore véritablement intéressé au monde de l'Art dans ses Rougon-Macquart, c'est chose faite avec cette Oeuvre, celle de Claude Lantier, l'aîné des fils de Gervaise retourné à Plassans avant le drame vécu par celle-ci, et raconté dans L'Assommoir. Claude, dont les premiers talents artistiques avaient plu à un homme du pays, a en effet eu l'insigne honneur de pouvoir y retourner pour faire ses premières armes en peinture. Nous le retrouvons à Paris, alors qu'il a déjà fait ses premiers pas, difficiles, à travers la scène artistique de la capitale. Pas difficiles en effet car Claude a un regard bien particulier sur le monde qui l'entoure, et cela se ressent intensément dans sa peinture, faite de couleurs surprenantes, qui interpellent les spectateurs, et lui font malheureusement accéder au Salon des Refusés, symboliste avant l'heure qui ne parviendra jamais à terminer sa grande oeuvre, éternelle toile qu'il modifiera, encore et encore, dans l'incapacité de transformer son génie inné en une oeuvre magistrale qui le reflèterait.

A travers la vie de Claude, ses amis, ses amours, ayant bien du mal à trouver leur place au milieu de son véritable grand Amour, la peinture – bien que Christine, sa femme, ait réussi, un temps, à devenir le centre de son existence –, c'est aussi, et bien sûr le milieu de l'Art, en pleine mutation, que ce soit en termes de style qu'en termes de considération mercantile, qui va être dépeint, toujours avec le plus de véracité possible, toujours aussi avec le plus de mordant possible, aussi, par le romancier : le capitalisme, et les spéculations qui en découlent, trouvent eux aussi leur place dans un domaine qui devrait pourtant en être son plus grand antagoniste, et il devient de plus en plus difficile de faire preuve d'oeuvre d'art originale pour vivre de ses toiles – l'uniformisation qui prendra son essor au XXème, et plus encore au XXIème, est en marche.

Et puis que dire de Sandoz, ami d'enfance de Claude, qui viendra avec lui à la capitale pour faire ses armes littéraires, double de Zola qui donne à ce tome une saveur plus intimiste, plus douce, malgré la noirceur de son terrible dénouement ? L'on retrouve à mon sens, pour la première fois de manière aussi flagrante, le Zola peintre du monde qui l'entoure, et le Zola qui se peint à travers ses personnages, dans un même roman, ce qui n'a pas été pour me déplaire.

Un grand roman, qui a pris immédiatement sa place dans mes tomes préférés des Rougon-Macquart : j'ai, indéniablement, un certain penchant pour Gervaise et ses enfants, et il me tarde de relire le dernier, celui qui met en scène le cadet des fils, Jacques, dans La bête humaine.
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