Dans le Ventre de
Paris, il grouille plein d'homoncules mal digérés. Certains sont malingres, s'accrochent aux parois des Halles et en pompent les richesses pour tirer profit d'une énergie mal employée, qu'il s'agisse de fomenter des complots contre la bourgeoisie ou de révolutionner les rues, comme en 48. D'autres sont voraces et baignent dans un jus stomacal riche de charcuteries, de fromages, de fruits, de légumes et de confiseries nourrissantes. Ceux-ci attendent, brassent les flots et ouvrent la gueule pour alimenter une machinerie intérieure qui n'atteint jamais la satiété. Entre ces deux figures types s'animent d'autres profils intermédiaires plus nuancés –pour ne pas dire plus sournois- qui s'insèrent dans l'échelle des valeurs telle que définie par la théorie des Gras et des Maigres :
« C'est tout un chapitre d'histoire naturelle... Gavard est un Gras, mais un Gras qui pose pour le Maigre. La variété est assez commune... Mlle Saget et Mme Lecoeur sont des Maigres ; d'ailleurs, variétés très à craindre, Maigres désespérés, capable de tout pour engraisser... Mon ami Marjolin, la petite Cadine, la Sariette, trois Gras, innocents encore, n'ayant que les faims aimables de la jeunesse. Il est à remarquer que le Gras, tant qu'il n'a pas vieilli, est un être charmant... M. Lebigre, un Gras, n'est-ce pas? Quant à vos amis politiques, ce sont généralement des Maigres, Charvet, Clémence, Logre, Lacaille. Je ne fais une exception que pour cette grosse bête et pour le prodigieux Robine. Celui-là m'a donné bien du mal."
Mais se baser uniquement sur une telle classification serait aller un peu trop vite en besogne. Prenons le temps de découvrir le Ventre de
Paris en compagnie de Florent. Arrêté par erreur lors du coup d'état du 2 décembre 1851, le bagnard malheureux s'évade et réussit à rentrer à
Paris des années plus tard, en 1858. le coup d'état a-t-il apporté des changements notables dans l'organisation des systèmes politique, économique et social ? C'est la question que se pose le maigre Florent –maigre, c'est-à-dire teigneux, bagarreur et dégénéré- et qu'il aura l'occasion de confronter à la réalité de ses observations voraces –donc immorales et cupides- dans les Halles de
Paris.
Si l'état d'un système digestif révèle la qualité du fonctionnement général d'un organisme, l'analogie est la même lorsqu'il s'agit d'une ville –fut-elle
Paris ! Les Halles apparaissent comme un microcosme autosuffisant. Les marchandises transitent d'un banc à l'autre, essaimant au passage leurs colportages, leurs jeux relationnels et leurs histoires familiales.
Emile Zola ne se contente pas d'une description psychologique globale qui aurait eu peu d'intérêt : les comportements des hommes les uns envers les autres semblent conditionnés par leur univers et, dans un monde constitué de nourriture de chair et d'or, les intérêts financiers et politiques se pourchassent dans la jouissance incarnée. Entre le luxe et la luxure, l'esprit n'a pas le temps de trouver ses aises. Les hommes décrits par
Zola sont des bêtes, mais des bêtes imprévisibles, complexes et torturées, qu'il est fascinant d'observer.
On se demande souvent si
Emile Zola se situait lui-même parmi les Maigres ou parmi les Gras. Ses opinions politiques ne transparaissent jamais clairement. Toutes s'affrontent à armes égales pour aboutir à la conclusion d'une aporie politique. Si
Emile Zola a des convictions, elles prennent la forme de valeurs morales qu'il s'agit de favoriser au profit de tendances provisoires portées sur des intérêts à court terme. Avant de s'incarner dans le système consommatoire, le développement durable doit se faire une place de choix dans le domaine de la moralité. Cela ne devra pas nous empêcher de bouder notre plaisir et d'apprécier la délicate balade que nous permet d'effectuer l'auteur, nous proposant de cheminer entre « les salades, les laitues, les scaroles, les chicorées, ouvertes et grasses encore de terreau », « les boudins, noirs, roulés comme des couleuvres bonnes filles ; les andouilles empilées deux à deux, crevant de santé, les saucissons, pareils à des échines de chantre, dans leurs chapes d'argent », « les melons […] d'une puissante vapeur de musc », « : les mont-d'or, jaune clair, puant une odeur douceâtre » ou encore « les troyes, très épais, meurtris sur les bords, d'âpreté déjà plus forte ».
Si en politique,
Emile Zola ne nous révèle jamais directement sa corpulence, son écriture nous l'annonce sans ambages : Gras est le Grand
Zola, dont l'écriture majestueuse s'étoffe de digressions lénifiantes, de marivaudages insolites, de guerres aussi discrètes qu'effroyables et de métaphysique pessimiste. le Ventre de
Paris laisse repu, mais une pointe d'appétit demeure pour le volume suivant.
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