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Critique de Filox


LICHENS constitue un essai magistral, polyphonique, fort bien illustré. Il nous propose un voyage inédit, en produisant une épistémologie sérieuse et détaillée tout en laissant la possibilité d'emprunter des chemins de traverse, Il ouvre à la réflexion.
L'auteur Vincent Zonca est manifestement habité par son sujet, il décrit sa passion, ses rencontres, ses lectures de lichénologues vivants ou morts eux-mêmes passionnés voire au-delà !
J'ai beaucoup appris de ce livre à la fois accessible et érudit, inclassable, il propose aussi en fil rouge une histoire de la botanique, et plus largement de l'écologie somme toute très récente.
J'ai beaucoup apprécié les références à Rousseau, Michel serres, Gaston Bachelard, et Montaigne, j'y reviendrai.
Vincent Zonca est transparent sur sa méthode d'exploration : recherches internet, voyages, lectures, rencontres, lieux à cet égard la description du conservatoire et jardins botanique de Genève est remarquable, il m'a communiqué l' envie d'y aller ! le tout, nous est agréablement présenté par "Livres", divisés en courts chapitres, traitant d'un seul angle chacun.

Qu'est-ce que le lichen ?

Outre le fait d'être les vestiges de notre monde aquatique originel, on découvre en 1860, qu'il est à la fois un champignon qui apporte le support, l'eau et les minéraux à une algue qui lui apporte une partie des sucres grâce à la photosynthèse, . C'est l'exemple de la sym-biosis (vivre-ensemble) ; puis très récemment, on découvre un troisième larron un autre champignon, type levure, qui s'associe, ou plutôt s'enchevêtre dans l'ensemble que constitue un lichen. Plus généralement, depuis les années 1970, on sait, ou on apprend, c'est plus juste ! que tout bios est symbios, c'est la loi générale de la coopération qui complète ainsi le darwinisme "triomphant".
Je ne résiste pas à vous donner la nouvelle définition du lichen qui nous est dévoilée en fin du parcours, ceci pour mieux vous donner envie de vous plonger dans cet ouvrage. Avant d'y venir, je tiens à préciser que le cheminement de la pensée, de la science y est décrit, illustré au propre comme au figuré, débattu, éclairé, étape par étape, Vincent Zonca n'hésite pas à livrer ses conclusions personnelles, ce que j'ai trouvé aussi fort intéressant, il ne se positionne pas en expert, en journaliste non plus, mais en « honnête homme » qui va au bout de son sujet, à fond, et suit le fil rouge de ses propres étonnements, découvertes, nous livre ses méthodes d'approfondissements en citant soigneusement ses références, quel formidable guide pour nous accompagner sur cette "terra incognita" !

En 2020, je cite, le lichen est devenu « Un écosystème formé par l'interaction entre un champignon « englobant », un agencement extracellulaire, d'un ou plusieurs partenaires photosynthétisant et un nombre indéterminé d'autres organismes microscopiques » .
Parmi les innombrables propriétés du lichen que vous allez découvrir, voici mon florilège :
Il est universel : la ville est la seule barrière qui l'arrête;
Il est misanthrope : il constitue la première matière organique à s'installer sur un support;
Il est un Bio-indicateur pertinent et fiable de présence de pollution.

Le Livre II aborde le lichen inspirateur des artistes :

Le lichen est la peinture naturelle, particulièrement présent chez les surréalistes, taoïstes. Il est même devenu un modèle pour la musique expérimentale dont celle de Xenakis.
Il est "wabi", par sa modestie voire dérisoire, il est présent dans les friches, dans les milieux hostiles extrêmes là où d'autres espèces ne peuvent vivre.
Il est "sabi", rouille, marque du temps, car il oxyde ses supports rocheux.
Sa polychromie inspire nos contemporains vidéastes, photographes, lithographes.
Sur ce thème, je me permets de re-citer Bachelard, ça tombe bien ! je suis en train de relire la poétique de l'espace , qui me produit le même effet que la lecture de Zonca : émotion, émotion esthétique, rêverie, et réflexion, pour le coup sur de multiples lieux-supports : « la miniature est un des gîtes de la grandeur, elle permet de mondifier à petits risques » En effet en grossissant les lichens, avec une simple loupe, on voit des paysages extravagants, une carte de géographe, avec le microscope c'est un univers qui se dévoile..

Zonca approfondit le portrait de certains artistes, en général botanistes, lichénologues. Celui de Bernard Saby (1925-1975) au passage, idée excellente, Zonca note systématiquement toutes les dates, a retenu particulièrement mon attention : il fut en plus d'être botaniste, linéchologue, sinologue, musicien, peintre surréaliste, et surtout épris de toutes ces matières.

POUR UNE RESISTANCE MINIMALE

Le livre III nous propulse dans une autre dimension, introduite par le sous-titre.
Nous y allons y croiser nombre de grandes figures, qui ont souvent un point commun suisse où vit Vincent Zonca, et des racines protestantes, pour résumer.
J'en cite quelques-unes : Rousseau, Pyrame de Candolle, Pierre Gascar, portrait intimiste et saisissant, passionné à la folie et qui publiera « le Présage » prophétique des catastrophes nucléaires, dont le lichen dans sa version « signe et symptôme de dégradation » constitue l'unique fil rouge de nombreux voyages, le lichen comme une icône, un végétal-vigilant. En écho de ces années 1970, John Cage et son Mushrom Book, la création de Greenpeace.
Autre figure saisissante l'ermite Camillo Sbarbaro, le premier pas de la résistance consiste à s'isoler, pour un décentrement salvateur.
Zonca affectionne la polyvalence, et donc le XIX -ème siècle, il fait référence à Thoreau, américain, à la fois philosophe, naturaliste, poète, fondateur de la pensée environnementale moderne, qui est fasciné par la métamorphose de l'humidité sur les lichens
La "poéthique" des lichens, a été pour moi une autre occasion de lecture jubilatoire, très belle incitation à la découvrir, rien que pour cela , une raison suffisante, si c'est votre rayon, de vous plonger dans ce livre !
Quelques auteurs évoqués :
Nuno Judice : pour lui le lichen un élément d'un paysage autobiographique et allégorique.
« Comme l'eau, la vase, les algues, le varech, la mousse, il dit le temps, la mémoire, et aussi l'inconstance, la décadence »
Antoine Emaz : le lichen personnifie la résistance , mais sa vision est surtout celle de l'antihéros confronté à la laideur moderne:
"Tenir à force
Vivre
Sans grand espoir sauf
Tenir le non
Ne pas finir
Tête basse".
Et encore :
« J'aime à penser la poésie comme un lichen ou un lierre, avec le mince espoir que le lierre aura raison du mur ».
Quel voyage bien organisé et foisonnant, fait de digressions, de rapprochements ! j'en suis réduis, humble critique amateur, à vous présenter des échantillons, une sorte d'herbier de ma cueillette : je vous livre les étiquettes de ma lecture avec quelques explications pour vous donner envie d'approfondir !
« Je ne sais pas si j'ai vraiment la tête d'un lichen, sans doute que non, mais j'envie sa persistance ». Après l'aigle de Hugo, l'albatros de Baudelaire, le crapaud de Corbière, le lombric de Roubaud : le lichen… Un devenir-plante, déjà perçu chez Rousseau (rappelons cette phrase magnifique : « je n'ai plus que du foin dans la tête ; je vais devenir plante moi-même un de ces matins)".
Le rapprochement entre disciplines artistiques: d'Emaz Giacometti :
« La poésie d' Emaz est également une poésie fil de fer, en ce qu'elle n'est pas clôture, mais expérience de l'abrupt, e la fatalité, de la concentration, lutte ou torsade face à ce qui vient » . Je vous renvoie à la citation page 187 que je publie également, c'est pour moi un des coeurs de cette oeuvre, elle s'applique aussi à la forme et au fond de ce livre : Des pensées sans forme, ébouriffées, « hirsutes », à mi-chemin d'un peu tout et n'importe quoi : description, poème, pensée, journal, bon mot, critiques, ébauches… Proches en cela de l'essai de Montaigne fait sur mesure pour exprimer ses « fantaisies informes et irrésolues »
Sur la forme, pas des vers, pas un texte, des effilochures.
Je m'y risque : Montaigne ne serait-il pas le modèle aussi de Vincent Zonca ? recherches internet, approches scientifiques pluridisciplinaires, incluant les sciences politiques en sus ?

C'est donc une lecture à laquelle il faut laisser le temps d'infuser.
Puis nous retrouvons avec joie et émotion Jacques Lacarrière, notre grand chantre authentiquement rural.
Extrait du festival de pépites de nos auteurs contemporains face au lichen qui nous révèlent notre époque :
Face au lichen :
De Lorna Crozier : Quelque chose qui rapproche du sacré :
"vous devez tomber à genoux
Pour le voir clairement, le climat est un alleluia
devenu braille"

Mais oui, ami lecteur, nous quittons l'ancien monde des Lumières triomphales, pour entrer dans celui proche des collapsologues, crépusculaires, où vont se développer des lueurs, des veilleuses, lichens, lucioles, des champignons de la fin du monde incarnant le principe de résistance minimale.
Cette atmosphère explique, souligne avec justesse Vincent Zonca, les tendances de l'écriture contemporaine qui mêle l'intérêt pour la nature, les images de la décadence, l'esthétique du pauvre, du fragile du précaire.

Le dernier livre intitulé « Pour une pensée symbiotique » est pour moi rien moins que brillant.
L'auteur nous décrit le tournant végétal de la pensée sur les plans philosophiques, anthropologiques, artistiques. Il y déconstruit avec nuance et intelligence la notion de synthèse mutualiste, le gagnant-gagnant n'existe pas dans la nature, il y a toujours un super gagnant et un plus ou moins petit perdant qui gagne quand même un petit quelque chose.. Zonca penche donc pour un darwinisme atténué.
L'immense figure de Michel Serres l'inspire autour de la notion de contrat naturel. J'aime beaucoup sa réflexion sur le fait que les êtres vivants sont poreux, interdépendants, ouverts à des alliances contingentes, évolutives.
Je vous livre trois formules brillantissimes, à infuser comme je le faisait remarquer plus haut :
- le vivant est une politique inter-espèce et inter règne
- La survie n'est plus celle du plus apte, mai résulte des interactions les plus efficaces
- L'individu n'est que l'écume visible d'un monde microbien
Et je laisse le mot de la fin au lichen
- Dans lichens, il y a liens, les liens relient mais emprisonnent

Et pour terminer je vous propose d'aller faire un petit tour dans les annexes :
- 30 pages de notes
- Index des noms : 130 !
- Index des lichens : 54
- Table des figures : 22 dont un superbe cahier central de 8 pages en couleur
Ceci pour souligner le degré très élevé de la qualité de cet ouvrage.
J'espère, quoi qu'il en soit, vous avoir donné envie de le lire. Pardon pour cette critique fort longue, j'ai pris quelques libertés avec notre charte babéliote, en incluant des citations, mais comme je ne vois déjà plus le lichen, ni notre monde de la même façon, réalisant ainsi la prophétie de la quatrième de couverture ..

Je remercie l'opération masse critique et l'éditeur le Pommier pour cette superbe découverte. Je vous en souhaite une bonne lecture, et j'attends avec impatience le prochain ouvrage de Vincent Zonca, je suis persuadé que nous entendrons parler de lui, d'ici peu et sans aucun doute en ce qui me concerne pendant longtemps, Merci !


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