Pas un jour ne passait sans qu'il ne s'immergeât dans les eaux profondes de la musique s'élevant de la nuit précédente. Pas une nuit ne s'achevait sans qu'il ne se laissât séduire par la clarté printanière de la musique surgissant de son rêve éveillé de la veille.
Quelque années après son retour à Paris,il avait fini par acquérir une sérénité d'âme nécessaire à son travail de réparation-restauration du violon paternel
L'apparition devant moi du français à travers ce médiateur exceptionnel qu'était Mori constitua l'occasion et la possibilité qui m'étaient subitement offertes de recommencer ma vie à peine commencée, de refaire mon existence entamée, de retisser les liens avec les visages et les paysages, de remodeler et reconstruire l'ensemble de mes rapports à l'autre, bref de remettre à neuf mon être-au-monde.
Ainsi, les deux êtres se perdirent de vue, se séparèrent sans même se donner l'occasion de se dire au revoir de vive voix, comme deux comètes chevelues, après s'être croisées quelque part dans la galaxie, s'éloignent l'une de l'autre et disparaissent finalement à jamais dans les ténèbres de l'univers.
Quand, dans une conversation, on me parle d'un ami ou d'une amie, c'est d'abord et surtout sa voix que j'entends parce qu'elle est stable, presque immuable... contrairement à son visage, qui est pris dans un processus ininterrompu de fluctuations momentanées et de changements incessants. Par exemple, deux photographies d'une même personne ne montrent jamais le même visage... Ce n'est pas vrai ?
Dans une collectivité de type villageoise, fermée à l'extérieur et soudée par un même sentiment d'incorporation partagé, l’organisation verticale l’emportant sur le compagnonnage horizontal, favorise peu l'échange verbal, rend difficile, voire impossible, la pratique du débat collectif et égalitaire de la raison. Une politique de l'implicite et du conformisme se développe alors au sein du groupe.
2375 - - [Folio n° 5821, p. 56]
Dans les années70, la politique était encore très présente sur les campus universitaires. Les séquelles des évènements de 68 étaient là, cruellement visibles: murs tagués, matériels abîmés, salles endommagées. J'arrivais dans un paysage désenchanté dans un lieu meurtri qui témoignait de la violence des actes perpétrés. Mais ce qui gênait le jeune homme de dix-huit ans, ce n'était pas ces stigmates sociaux qui ne favorisaient guère la concentration, ni le désenchantement, ni l’absence d'élan collectif nécessaire aux études. C'était plutôt le vide des mots: des gauchistes, comme des revenants sur un champ de bataille où gisent des cadavres mutilés, usaient inlassablement de discours politiques stéréotypés à grand renfort de rhétorique surannée. La jeunesse communiste n'échappait pas non plus à cette usure de la langue. Quant à la majorité des étudiants non politisés ou dépolitisés, ils se muraient dans une hébétude satisfaite qui annonçait sans doute le consumérisme bavard des années à venir. Bref, des mots dévitalisés, des phrases creuses, des paroles désubstantialisées flottaient sans attache autour de moi comme des méduses en pullulement. Partout il y avait de la langue, de la langue fatiguée, pâle, étiolée: paroles proférées à travers micros et porte-voix, vocables tracés sur de gigantesques panneaux, discours imprimés dans des tracts qui puaient l'encre, tout cela constituait mon quotidien linguistique, et tout cela, c'est cette sensation, désagréable voire intolérable, de flottement qui m'est restée."
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