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Citations de Alain Mabanckou (777)


en fait L’Escargot entêté m’avait pris un jour à part et m’avait dit d’un
air de confidence « Verre Cassé, je vais t’avouer un truc qui me tracasse, en
réalité je pense depuis longtemps à une chose importante, tu devrais écrire,
je veux dire, écrire un livre », et moi, un peu étonné, j’ai dit « un livre sur
quoi », et il a répondu en montrant du doigt la terrasse du Crédit a voyagé
avant de murmurer « un livre qui parlerait de nous ici, un livre qui parlerait
de cet endroit unique au monde si on ne tient pas compte de La Cathédrale
de New-Bell, au Cameroun », et j’ai ri, j’ai pensé qu’il avait quelque chose
derrière la tête, qu’il me tendait un piège sans fin, il a dit « ne ris pas, je suis
sérieux quand je le dis, tu dois écrire, je sais que tu le peux », et alors, vu
son regard sérieux, j’ai compris que ce n’était pas une blague à deux francs
CFA, et j’ai répliqué « mais c’est toi le patron, tu es mieux placé pour
rapporter les choses qui se passent ici, je sais pas par quoi commencer,
moi », et il m’a servi un verre avant de rebondir « crois-moi, j’ai essayé
plusieurs fois moi-même, mais rien ne tient parce que j’ai pas le petit ver
solitaire qui ronge ceux qui écrivent, toi ce ver est en toi, ça se voit quand
on discute littérature, tu as soudain l’œil qui brille et les regrets qui
remontent à la surface de tes pensées, mais c’est pas pour autant de la
frustration, c’est pas non plus de l’aigreur, parce que je sais que tu es tout
sauf un gars frustré, sauf un gars aigre, tu n’as rien à regretter, mon vieux »,
j’ai gardé le silence, et il a poursuivi ses propos « tu sais, je me souviens
d’une de nos conversations où tu me parlais d’un écrivain célèbre qui buvait
comme une éponge, c’est quoi déjà son nom », je n’ai pas répondu, et il a
enchaîné « eh bien, depuis notre discussion, je me dis que peut-être que si
tu t’es mis à boire c’était pour suivre l’exemple de cet écrivain dont le nom
m’échappe, et quand je te vois aujourd’hui, je me dis que tu as quand même
une gueule pour ça, en plus tu te moques de la vie parce que tu estimes que
tu peux en inventer plusieurs et que toi-même tu n’es qu’un personnage
dans le grand livre de cette existence de merde, tu es un écrivain, je le sais,
je le sens, tu bois pour cela, tu n’es pas de notre monde, y a des jours où j’ai
l’impression que tu dialogues avec des gars comme Proust ou Hemingway,
des gars comme Labou Tansi ou Mongo Beti, je le sais, alors libère-toi, on
n’est jamais vieux pour écrire », et je l’ai vu pour la première fois boire
d’un trait son verre alors que d’habitude il boit juste un demi-verre, il a dit
d’un air martial « Verre Cassé, sors-moi cette rage qui est en toi, explose,
vomis, crache, toussote ou éjacule, je m’en fous, mais ponds-moi quelque
chose sur ce bar, sur quelques gars d’ici, et surtout sur toi-même », ces
paroles m’avaient cloué un moment le bec, j’avais failli verser des larmes,
je ne me souvenais plus de quel écrivain ivrogne nous avions discuté, de
toutes les façons y en avait plusieurs qui buvaient, et y en a qui boivent à
mort parmi les contemporains, c’est quoi cette manière que L’Escargot
entêté avait de pénétrer dans mon for intérieur ce jour-là, hein, et donc, pour
me défendre, j’ai dit et redit « je suis pas écrivain, moi, et puis ça
intéresserait qui, la vie des gens ou la mienne, c’est pas intéressant, y a pas
de quoi remplir un cahier », il a tout de suite rétorqué « on s’en fout, Verre
Cassé, tu dois écrire, moi ça m’intéresse, c’est déjà ça », et j’ai été fier qu’il
me le demande à moi, au fond l’idée a commencé à me trotter dans la tête à
partir de ce moment-là et, sous l’effet des verres de rouge que j’avais avalés
sans m’arrêter, j’ai expliqué à L’Escargot entêté ce qu’était ma vraie vision
de l’écriture, c’était simple pour moi de m’exprimer parce que c’est facile
de parler de l’écriture quand on n’a rien écrit comme moi, et je lui ai dit que
dans ce pays de merde tous s’improvisent maintenant écrivains alors qu’il
n’y a même pas de vie derrière les mots qu’ils écrivent, je lui ai aussi dit
qu’il m’est arrivé de voir à la télé d’un bar de l’avenue de l’Indépendance
quelques-uns de ces écrivains qui portent des cravates, des vestes, des
écharpes rouge électrique, parfois des lunettes rondes, qui fument aussi des
pipes ou des cigares pour faire bien, bon chic bon genre, ces écrivains qui
prennent des photos avec un air de ceux qui ont leur œuvre derrière eux, et
ils veulent qu’on ne parle que de leur nombril gros comme une orange
mécanique, y en a même parmi eux qui jouent les écrivains mal aimés,
convaincus eux-mêmes de leur génie alors qu’ils n’ont pondu que des
crottes de moineau, ils sont paranoïaques, aigres, jaloux, envieux, ils
prétendent qu’il y a un coup d’État permanent contre eux, et ils menacent
même que si on leur attribue un jour le prix Nobel de littérature ils vont
catégoriquement le refuser parce qu’ils n’ont pas les mains sales, parce que
le Nobel de littérature c’est l’engrenage, c’est le mur, c’est la mort dans
l’âme, les jeux sont toujours faits au point qu’on se demande même qu’est-
ce que la littérature, et donc ces écrivaillons de merde refuseraient le Nobel
pour garder le chemin de la liberté, moi j’attends de voir ça de mes propres
yeux, et j’ai aussi dit à L’Escargot entêté que si j’étais écrivain je
demanderais à Dieu de me couvrir d’humilité, de me donner la force de
relativiser ce que j’écris par rapport à ce que les géants de ce monde ont
couché sur le papier, et alors que j’applaudirais le génie, je n’ouvrirais pas
ma gueule devant la médiocrité ambiante, ce n’est qu’à ce prix que
j’écrirais des choses qui ressembleraient à la vie, mais je les dirais avec des
mots à moi, des mots tordus, des mots décousus, des mots sans queue ni
tête, j’écrirais comme les mots me viendraient, je commencerais
maladroitement et je finirais maladroitement comme j’avais commencé, je
m’en foutrais de la raison pure, de la méthode, de la phonétique, de la
prose, et dans ma langue de merde ce qui se concevrait bien ne s’énoncerait
pas clairement, et les mots pour le dire ne viendraient pas aisément, ce
serait alors l’écriture ou la vie, c’est ça, et je voudrais surtout qu’en me
lisant on dise « c’est quoi ce bazar, ce souk, ce cafouillis, ce conglomérat de
barbarismes, cet empire des signes, ce bavardage, cette chute vers les bas-
fonds des belles-lettres, c’est quoi ces caquètements de basse-cour, est-ce
que c’est du sérieux ce truc, ça commence d’ailleurs par où, ça finit par où,
bordel », et je répondrais avec malice « ce bazar c’est la vie, entrez donc
dans ma caverne, y a de la pourriture, y a des déchets, c’est comme ça que
je conçois la vie, votre fiction c’est des projets de ringards pour contenter
d’autres ringards, et tant que les personnages de vos livres ne comprendront
pas comment nous autres-là gagnons notre pain de chaque nuit, y aura pas
de littérature mais de la masturbation intellectuelle, vous vous comprendrez
entre vous à la manière des ânes qui se frottent entre eux », j’ai dit à
L’Escargot entêté en guise de conclusion que malheureusement j’étais pas
écrivain, que je ne pouvais pas l’être, que moi je ne faisais qu’observer et
parler aux bouteilles, à mon arbre au pied duquel j’aimais pisser et à qui
j’avais promis de me réincarner en végétal pour vivre à ses côtés, et par
conséquent je préférais laisser l’écriture aux doués et aux surdoués, à ceux
que j’aimais lire quand je lisais encore simplement pour me former, je lui ai
dit que je laissais l’écriture à ceux qui chantent la joie de vivre, à ceux qui
luttent, rêvent sans cesse à l’extension du domaine de la lutte, à ceux qui
fabriquent des cérémonies pour danser la polka, à ceux qui peuvent étonner
les dieux, à ceux qui pataugent dans la disgrâce, à ceux qui vont avec
assurance vers l’âge d’homme, à ceux qui inventent un rêve utile, à ceux
qui chantent le pays sans ombre, à ceux qui vivent en transit dans un coin
de la terre, à ceux qui regardent le monde à travers une lucarne, à ceux qui,
comme mon défunt père, écoutent du jazz en buvant du vin de palme, à
ceux qui savent décrire un été africain, à ceux qui relatent des noces
barbares, à ceux qui méditent loin là-bas, au sommet du magique rocher de
Tanios, je lui ai dit que je laissais l’écriture à ceux qui rappellent que trop de
soleil tue l’amour, à ceux qui prophétisent le sanglot de l’homme blanc,
l’Afrique fantôme, l’innocence de l’enfant noir, je lui ai dit que je laissais
l’écriture à ceux qui peuvent bâtir une ville avec des chiens, à ceux qui
édifient une maison verte comme celle de L’Imprimeur ou une maison au
bord des larmes pour y héberger des personnages humbles, sans domicile
fixe, des personnages qui ressentent la compassion des pierres, et donc je
lui ai dit que je leur laissais l’écriture, tant pis pour les agités du bocal, les
poètes du dimanche après-midi avec leurs vers à deux sous le quatrain, tant
pis pour les nostalgiques tirailleurs sénégalais qui tirent à hue et à dia la
fibre du militantisme, et ces gars ne veulent pas qu’un Nègre parle des
bouleaux, de la pierre, de la poussière, de l’hiver, de la neige, de la rose ou
simplement de la beauté pour la beauté, tant pis pour ces épigones
intégristes qui poussent comme des champignons, et ils sont nombreux,
ceux-là qui embouteillent les autoroutes des lettres, ceux-là qui profanent la
pureté des univers, et ce sont ceux-là qui polluent la vraie littérature de nos
jours
quand j’ai expliqué tout ça à L’Escargot entêté, il est resté sans voix, il
a cru que j’étais fâché contre des gens en particulier ou que je délirais, et il
m’a demandé de qui je parlais comme ça, il a voulu que je cite des noms,
mais je n’ai pas répondu, j’ai seulement souri en regardant le ciel, et il a
vraiment insisté pour savoir si j’étais en colère, j’ai dit non, pourquoi serais-
je en colère, je n’avais pas de rai
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en fait L’Escargot entêté m’avait pris un jour à part et m’avait dit d’un
air de confidence « Verre Cassé, je vais t’avouer un truc qui me tracasse, en
réalité je pense depuis longtemps à une chose importante, tu devrais écrire,
je veux dire, écrire un livre », et moi, un peu étonné, j’ai dit « un livre sur
quoi », et il a répondu en montrant du doigt la terrasse du Crédit a voyagé
avant de murmurer « un livre qui parlerait de nous ici, un livre qui parlerait
de cet endroit unique au monde si on ne tient pas compte de La Cathédrale
de New-Bell, au Cameroun », et j’ai ri, j’ai pensé qu’il avait quelque chose
derrière la tête, qu’il me tendait un piège sans fin, il a dit « ne ris pas, je suis
sérieux quand je le dis, tu dois écrire, je sais que tu le peux », et alors, vu
son regard sérieux, j’ai compris que ce n’était pas une blague à deux francs
CFA, et j’ai répliqué « mais c’est toi le patron, tu es mieux placé pour
rapporter les choses qui se passent ici, je sais pas par quoi commencer,
moi », et il m’a servi un verre avant de rebondir « crois-moi, j’ai essayé
plusieurs fois moi-même, mais rien ne tient parce que j’ai pas le petit ver
solitaire qui ronge ceux qui écrivent, toi ce ver est en toi, ça se voit quand
on discute littérature, tu as soudain l’œil qui brille et les regrets qui
remontent à la surface de tes pensées, mais c’est pas pour autant de la
frustration, c’est pas non plus de l’aigreur, parce que je sais que tu es tout
sauf un gars frustré, sauf un gars aigre, tu n’as rien à regretter, mon vieux »,
j’ai gardé le silence, et il a poursuivi ses propos « tu sais, je me souviens
d’une de nos conversations où tu me parlais d’un écrivain célèbre qui buvait
comme une éponge, c’est quoi déjà son nom », je n’ai pas répondu, et il a
enchaîné « eh bien, depuis notre discussion, je me dis que peut-être que si
tu t’es mis à boire c’était pour suivre l’exemple de cet écrivain dont le nom
m’échappe, et quand je te vois aujourd’hui, je me dis que tu as quand même
une gueule pour ça, en plus tu te moques de la vie parce que tu estimes que
tu peux en inventer plusieurs et que toi-même tu n’es qu’un personnage
dans le grand livre de cette existence de merde, tu es un écrivain, je le sais,
je le sens, tu bois pour cela, tu n’es pas de notre monde, y a des jours où j’ai
l’impression que tu dialogues avec des gars comme Proust ou Hemingway,
des gars comme Labou Tansi ou Mongo Beti, je le sais, alors libère-toi, on
n’est jamais vieux pour écrire », et je l’ai vu pour la première fois boire
d’un trait son verre alors que d’habitude il boit juste un demi-verre, il a dit
d’un air martial « Verre Cassé, sors-moi cette rage qui est en toi, explose,
vomis, crache, toussote ou éjacule, je m’en fous, mais ponds-moi quelque
chose sur ce bar, sur quelques gars d’ici, et surtout sur toi-même », ces
paroles m’avaient cloué un moment le bec, j’avais failli verser des larmes,
je ne me souvenais plus de quel écrivain ivrogne nous avions discuté, de
toutes les façons y en avait plusieurs qui buvaient, et y en a qui boivent à
mort parmi les contemporains, c’est quoi cette manière que L’Escargot
entêté avait de pénétrer dans mon for intérieur ce jour-là, hein, et donc, pour
me défendre, j’ai dit et redit « je suis pas écrivain, moi, et puis ça
intéresserait qui, la vie des gens ou la mienne, c’est pas intéressant, y a pas
de quoi remplir un cahier », il a tout de suite rétorqué « on s’en fout, Verre
Cassé, tu dois écrire, moi ça m’intéresse, c’est déjà ça », et j’ai été fier qu’il
me le demande à moi, au fond l’idée a commencé à me trotter dans la tête à
partir de ce moment-là et, sous l’effet des verres de rouge que j’avais avalés
sans m’arrêter, j’ai expliqué à L’Escargot entêté ce qu’était ma vraie vision
de l’écriture, c’était simple pour moi de m’exprimer parce que c’est facile
de parler de l’écriture quand on n’a rien écrit comme moi, et je lui ai dit que
dans ce pays de merde tous s’improvisent maintenant écrivains alors qu’il
n’y a même pas de vie derrière les mots qu’ils écrivent, je lui ai aussi dit
qu’il m’est arrivé de voir à la télé d’un bar de l’avenue de l’Indépendance
quelques-uns de ces écrivains qui portent des cravates, des vestes, des
écharpes rouge électrique, parfois des lunettes rondes, qui fument aussi des
pipes ou des cigares pour faire bien, bon chic bon genre, ces écrivains qui
prennent des photos avec un air de ceux qui ont leur œuvre derrière eux, et
ils veulent qu’on ne parle que de leur nombril gros comme une orange
mécanique, y en a même parmi eux qui jouent les écrivains mal aimés,
convaincus eux-mêmes de leur génie alors qu’ils n’ont pondu que des
crottes de moineau, ils sont paranoïaques, aigres, jaloux, envieux, ils
prétendent qu’il y a un coup d’État permanent contre eux, et ils menacent
même que si on leur attribue un jour le prix Nobel de littérature ils vont
catégoriquement le refuser parce qu’ils n’ont pas les mains sales, parce que
le Nobel de littérature c’est l’engrenage, c’est le mur, c’est la mort dans
l’âme, les jeux sont toujours faits au point qu’on se demande même qu’est-
ce que la littérature, et donc ces écrivaillons de merde refuseraient le Nobel
pour garder le chemin de la liberté, moi j’attends de voir ça de mes propres
yeux, et j’ai aussi dit à L’Escargot entêté que si j’étais écrivain je
demanderais à Dieu de me couvrir d’humilité, de me donner la force de
relativiser ce que j’écris par rapport à ce que les géants de ce monde ont
couché sur le papier, et alors que j’applaudirais le génie, je n’ouvrirais pas
ma gueule devant la médiocrité ambiante, ce n’est qu’à ce prix que
j’écrirais des choses qui ressembleraient à la vie, mais je les dirais avec des
mots à moi, des mots tordus, des mots décousus, des mots sans queue ni
tête, j’écrirais comme les mots me viendraient, je commencerais
maladroitement et je finirais maladroitement comme j’avais commencé, je
m’en foutrais de la raison pure, de la méthode, de la phonétique, de la
prose, et dans ma langue de merde ce qui se concevrait bien ne s’énoncerait
pas clairement, et les mots pour le dire ne viendraient pas aisément, ce
serait alors l’écriture ou la vie, c’est ça, et je voudrais surtout qu’en me
lisant on dise « c’est quoi ce bazar, ce souk, ce cafouillis, ce conglomérat de
barbarismes, cet empire des signes, ce bavardage, cette chute vers les bas-
fonds des belles-lettres, c’est quoi ces caquètements de basse-cour, est-ce
que c’est du sérieux ce truc, ça commence d’ailleurs par où, ça finit par où,
bordel », et je répondrais avec malice « ce bazar c’est la vie, entrez donc
dans ma caverne, y a de la pourriture, y a des déchets, c’est comme ça que
je conçois la vie, votre fiction c’est des projets de ringards pour contenter
d’autres ringards, et tant que les personnages de vos livres ne comprendront
pas comment nous autres-là gagnons notre pain de chaque nuit, y aura pas
de littérature mais de la masturbation intellectuelle, vous vous comprendrez
entre vous à la manière des ânes qui se frottent entre eux », j’ai dit à
L’Escargot entêté en guise de conclusion que malheureusement j’étais pas
écrivain, que je ne pouvais pas l’être, que moi je ne faisais qu’observer et
parler aux bouteilles, à mon arbre au pied duquel j’aimais pisser et à qui
j’avais promis de me réincarner en végétal pour vivre à ses côtés, et par
conséquent je préférais laisser l’écriture aux doués et aux surdoués, à ceux
que j’aimais lire quand je lisais encore simplement pour me former, je lui ai
dit que je laissais l’écriture à ceux qui chantent la joie de vivre, à ceux qui
luttent, rêvent sans cesse à l’extension du domaine de la lutte, à ceux qui
fabriquent des cérémonies pour danser la polka, à ceux qui peuvent étonner
les dieux, à ceux qui pataugent dans la disgrâce, à ceux qui vont avec
assurance vers l’âge d’homme, à ceux qui inventent un rêve utile, à ceux
qui chantent le pays sans ombre, à ceux qui vivent en transit dans un coin
de la terre, à ceux qui regardent le monde à travers une lucarne, à ceux qui,
comme mon défunt père, écoutent du jazz en buvant du vin de palme, à
ceux qui savent décrire un été africain, à eux qui relatent des noces
barbares, à ceux qui méditent loin là-bas, au sommet du magique rocher de
Tanios, je lui ai dit que je laissais l’écriture à ceux qui rappellent que trop de
soleil tue l’amour, à ceux qui prophétisent le sanglot de l’homme blanc,
l’Afrique fantôme, l’innocence de l’enfant noir, je lui ai dit que je laissais
l’écriture à ceux qui peuvent bâtir une ville avec des chiens, à ceux qui
édifient une maison verte comme celle de L’Imprimeur ou une maison au
bord des larmes pour y héberger des personnages humbles, sans domicile
fixe, des personnages qui ressentent la compassion des pierres, et donc je
lui ai dit que je leur laissais l’écriture, tant pis pour les agités du bocal, les
poètes du dimanche après-midi avec leurs vers à deux sous le quatrain, tant
pis pour les nostalgiques tirailleurs sénégalais qui tirent à hue et à dia la
fibre du militantisme, et ces gars ne veulent pas qu’un Nègre parle des
bouleaux, de la pierre, de la poussière, de l’hiver, de la neige, de la rose ou
simplement de la beauté pour la beauté, tant pis pour ces épigones
intégristes qui poussent comme des champignons, et ils sont nombreux,
ceux-là qui embouteillent les autoroutes des lettres, ceux-là qui profanent la
pureté des univers, et ce sont ceux-là qui polluent la vraie littérature de nos
jours
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mais il se trouve que Diabolique avait toujours pensé qu’étant fils
unique, déjà orphelin de père, je m’étais réfugié dans l’alcool et espérais
ainsi me venger avec le vin rouge puisque je ne pouvais boire toutes les
eaux grises de la rivière Tchinouka pour sauver la mémoire de ma mère, je
jure que j’avais voulu reconstruire ma vie, en rapiécer les pans, en
raccommoder les trous, arrêter de côtoyer les bouteilles de la Sovinco, mais
était-ce ma faute si on m’avait viré comme instituteur, je jure aussi que
j’aimais enseigner, je jure aussi que j’aimais être entouré de mes petits
élèves, je jure aussi que j’aimais leur apprendre la table de multiplication, je
jure aussi que j’aimais leur apprendre les participes passés conjugués avec
l’auxiliaire avoir et qui s’accordent ou ne s’accordent pas selon qu’il fait
jour ou nuit, selon qu’il pleut ou ne pleut pas, et les pauvres petits, hébétés,
désemparés, parfois révoltés, me demandaient pourquoi ce participe passé
s’accorde aujourd’hui à 16 heures alors qu’il ne s’accordait pas hier à midi
avant la pause déjeuner, et moi je leur disais que ce qui était important dans
la langue française, c’était pas les règles mais les exceptions, je leur disais
que lorsqu’ils auraient compris et retenu toutes les exceptions de cette
langue aux humeurs météorologiques les règles viendraient d’elles-mêmes,
les règles couleraient de source et qu’ils pourraient même se moquer de ces
règles, de la structure de la phrase une fois qu’ils auraient grandi et saisi que
la langue française n’est pas un long fleuve tranquille, que c’est plutôt un
fleuve à détourner
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les jours passent vite alors qu’on aurait pu croire le contraire lorsqu’on
est là, assis, à attendre je ne sais quoi, à boire et à boire encore jusqu’à
devenir le prisonnier des vertiges, à voir la Terre tourner autour d’elle-
même et du Soleil même si je n’ai jamais cru à ces théories de merde que je
répétais à mes élèves lorsque j’étais encore un homme pareil aux autres,
faut vraiment être un illuminé pour débiter des énormités de ce genre parce
que moi, à vrai dire, quand je bois mon pot, quand je suis assis peinard à
l’entrée du Crédit a voyagé, je ne réalise pas que la Terre que je vois là
puisse être ronde, qu’elle puisse s’amuser à tourner autour d’elle-même et
autour du Soleil comme si elle n’avait rien d’autre à foutre que de se causer
des vertiges d’avion en papier, qu’on me démontre donc à quel moment elle
tourne autour d’elle-même, à quel moment elle arrive à tourner autour du
Soleil, faut être réaliste, voyons, ne nous laissons pas embobiner par ces
penseurs qui devaient se raser à l’aide d’un vulgaire silex ou d’une pierre
maladroitement taillée pendant que les plus modernes d’entre eux utilisaient
de la pierre polie, en fait, grosso modo, si je devais analyser tout ça de très
près, je dirais qu’on distinguait jadis deux grandes catégories de penseurs,
d’un côté y avait ceux qui pétaient dans les baignoires pour crier à plusieurs
reprises « j’ai trouvé, j’ai trouvé », mais qu’est-ce qu’on en a à foutre qu’ils
aient trouvé, ils n’avaient qu’à garder leur découverte pour eux, moi j’ai eu
à m’immerger quelquefois dans la rivière Tchinouka qui a emporté ma
pauvre mère, je n’ai rien trouvé de spectaculaire dans ces eaux grises où
tout corps qu’on y plonge ne subit même pas la fameuse poussée verticale
de bas en haut, c’est d’ailleurs pour cela que toute la merde de notre
quartier Trois-Cents est tapie au fond des eaux, qu’on me dise alors
comment cette merde arrive à échapper à la poussée d’Archimerde, et puis
y avait la deuxième grande catégorie d’illuminés qui n’étaient que des
oisifs, de vrais fainéants, ils étaient toujours assis sous un pommier du coin
et attendaient de recevoir des pommes sur la tête pour une histoire
d’attraction ou de pesanteur, moi je suis contre ces idées reçues, et je dis
que la Terre est plate comme l’avenue de l’Indépendance qui passe devant
Le Crédit a voyagé, y a rien à rajouter, je proclame que la Terre est
tristement immobile, que c’est le Soleil qui s’excite autour de nous parce
que je le vois moi-même parader au-dessus de la toiture de mon bar préféré,
qu’on ne me raconte pas d’histoires à dormir debout, et le premier qui vient
encore m’expliquer que la Terre est ronde, qu’elle tourne autour d’elle-
même et autour du Soleil, celui-là je le décapite sur-le-champ même s’il
s’écrie « et pourtant elle tourne »
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La chose la plus noble que tu ferais ce serait de te rendre dans le monde des vivants afin d'accomplir une action qui te grandirait pour l'éternité, c'est à dire insuffler de la vie et de l'amour à ceux qui en ont injustement été privés...
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Si nous les appelons les "évadées", c'est de leur propre faute : elles ont fui le domicile de leurs parents, elles sont habillées comme si elles n'étaient pas habillées, on voit tout gratuitement, elles n'ont pas honte de ça, et en plus elles acceptent de faire avec n'importe quel garçon des choses que je ne vais pas étaler ici, autrement on va encore dire que moi Michel j'exagère toujours et que parfois je suis impoli sans le savoir...
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Comment demeurer insensible à ces propos de Derek Walcott qui pourrait bien résumer l'ampleur du désespoir actuel de l'écrivain africain d'expression française :
"Nos corps pensent en une langue et bougent dans une autre... il devrait être clair que renoncer à la pensée parce qu'elle est blanche relève de la manie la plus absurdes. Dans nos corps, que nous nous plaisons  à torturer, nous confondons deux grâces : la dignité que donne la confiance en soi, et la courtoisie née de l'échange."
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J'ai déjà dit que même si en Afrique un vieillard qui meurt c'est une bibliothèque qui brûle, reste à savoir quel vieillard et quelle bibliothèque, les vieux cons n'ayant pas disparu de ce monde.
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[Régis Debray Les Masques] "Le destin n'est pas une vieille pute capricieuse. C'est un fonctionnaire consciencieux, un sourd-muet cravaté qui chaque matin fonce tête baissée à son bureau."
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Les grandes œuvres n'attendent pas la canonisation par les institutions. Elles s'imposent, arrachent leur place et font un pied de nez au temps.
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Le pire qui puisse arriver à un auteur, c'est de ne plus avoir que des lecteurs obligés. On vous lit parce qu'on ne peut pas faire autrement. On achète vos livres à une période déterminée : à la rentrée des classes. Et si, par malheur, on vous déloge des programmes, vous retournez dans votre sommeil léthargique [...] Cela peut entraîner un sentiment de rejet.
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Au fond, la traduction suscite des questions comme celles que tu as posées avec justesse : le texte désormais traduit nous appartient-il vraiment ? Est-ce une autre création ?
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Il ne suffit pas de déplacer ses personnages sur une île lointaine pour revendiquer une certaine mobilité, et donc une légitimité d'une vision du monde.
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La consolation du romancier ? Réenchanter le réel pour le bonheur du lecteur, de ceux qui aiment la littérature et qui ont le droit de choisir dans un jardin les espèces florales qui les émerveilleraient.
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Je considère le style comme un ensemble de "tics" qui finissent par mieux définir notre manière de dire le monde et d'installer notre singularité, notre voix.
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En vérité, on ne devrait pas écrire avec l'intention de s'enrichir. On finit, dans la plupart des cas, par descendre sur terre. Les auteurs qui connaissent un succès "foudroyant" sont peu nombreux, et ce succès n'est pas une garantie pour l'avenir. Il arrive que le lecteur vienne vers l'auteur pour telles ou telles raisons, dans telles ou telles circonstances qui, si elles ne sont plus au rendez-vous ou deviennent systématiquement un appât, l'éloigneront du créateur, et il est quasiment impossible de le reconquérir une fois qu'il aura tourné le dos.
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Je prenais conscience que la littérature était au fond une fête des mots et que les plus grandes œuvres n'étaient pas forcément celles qui révéraient le subjonctif imparfait !
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En français, il fallait en effet être un comédien, emprunter, jouer les attitudes occidentales, et lorsque nous souhaitions être naturels nous revenions à nos propres langues, lesquelles, au passage, étaient proscrites à l'école, au risque de subir une punition humiliante qu'on dénommait le symbole.
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L'autre préjugé qui a la dent dure, [...] c'est celui de penser qu'il suffit de raconter son existence pour écrire un roman.
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Je craignais de ne pas supporter ces critiques négatives, tout comme je me méfiais des éloges exagérés de mes cousins ou de mes amis. Je me disais qu'il me fallait voir des "praticiens", ceux qui connaissent "l'affaire" de l'intérieur, ceux qui savaient de quoi ils parlaient, puisqu'ils avaient écrit et avaient été publiés...
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