Citations de Alice Ferney (1607)
Elle mentit elle aussi. Elle fit un mensonge comme une huître sa perle, silencieuse et recueillie autour de son secret qui la faisait souffrir.
Bien sûr Gabrielle ne parla jamais à Henri des enfants que Mathilde ne devait plus avoir. En quoi pouvait-elle se le permettre? Catholiques! ils l'étaient avec ferveur. Gabrielle n'avait quant à elle plus de mari, mais qui sait, si Dieu le lui avait laissé, combien d'enfants elle aurait portés. Ils s'en remettaient toujours à Dieu. Qu'un enfant fût conçu, qu'il arrivât à terme, que la mère ne mourût pas en couches, que l'enfant fût bien portant, ils priaient, récitaient des chapelets et des chapelets de Notre-Père, procédaient à des baptêmes précoces, des jeûnes et des célébrations.
Et Valentine regarda l'annulaire de la jeune fille s'enfiler dans la bague que trente années auparavant Jules lui avait offerte. Mathilde eut un sourire mais pas une larme. Valentine se souvient qu'elle-même en semblable situation avait été si émue qu'elle en pleurait.
Car celui entre les mains de qui on a remis son coeur à vingt ans, en toute confiance, avec qui trois fois on devient parent, détient bel et bien le pouvoir de vous détruire : votre vie près de lui, votre foi en vous-même, votre confiance en autrui, vos racines, votre passé d'adulte et vos forces pour l'avenir.
(p. 360)
Le monde ne connaît plus grand-père. Il y a des millions de grands-pères oubliés, soldats qui découvrirent la guerre réelle après avoir rêvé une guerre imaginaire. Ils criaient dans les embuscades, se tourmentaient d'avoir tué, pleuraient leurs compagnons morts. Un cadavre mutilé, ils pressaient deux mains sur leur bouche. Ils sont morts. Chacun, pour l'Histoire, est englouti, déshabillé dans l'énorme chiffre des pertes.
[groupe de parole en cure de désintoxication]
Elle parlait et elle parlait, à ces gens qui étaient semblables à elle, qui avaient bu pour ne pas avoir peur, pour se sentir légers, puis peu à peu pour se sentir moins mal. Ces gens qui savaient ce que c'est que s'abandonner, glisser lentement dans un bain qui vous ronge la tête comme une bête le ferait, parce que sans l'ivresse on n'arrive pas à vivre. (p. 278)
La Terre appartient aussi à nos successeurs, ce que nous leur laisserons doit nous préoccuper, disait-il.
Plus qu'à une pose, cela ressemblait à de la sagacité : l'éthique pour la planète était inter-générationnelle, si nous n'agissions pas maintenant, nos enfants n’auraient plus rien à sauver.
L’avenir, si on le met au présent, s'appelle la preservation.
Tu me fais penser à ces bourgeois gentils avec leurs domestiques mal payés, jamais en vacances, mais qui faisaient partie de la famille.
A la guerre, on fabrique des hommes morts et, pour les camoufler, on les appelle des héros, dit Brêle.
Blanche avait recouvré sa totale indépendance affective. Elle avait eu ce jour-là des mots très ordinaires : J'en ai marre. Voilà ce qu'elle avait dit pour signifier que tout était consommé, la passion et l'amour, la souffrance et les larmes. J'en ai marre. Rien de plus. Lui aussi à ce moment en avait assez, il n'était pas heureux, mais il n'avait pas fini de vivre dans ce malheur. J'en ai marre, pour lui, ne voulait pas dire la même chose. il avait à vrai dire aménagé la morosité conjugale. Il possédait un refuge dont Blanche se privait : il était infidèle. Des femmes le courtisaient, nombreuses parce qu'il était séduisant, jeunes parce qu'il ne répondait pas à celles qui ne l'étaient pas. On s'offrait à lui qui semblait susciter, et il ne faisait que profiter, et si étrange que cela pût paraître, ce papillonnement l'attachait encore à son épouse. Elle était la permanence vers laquelle il revenait. Elle était son havre, la gardienne de sa foi dans l'amour, la seule pour qui il ressentait ce sentiment. Tout cela était parfaitement explicable.
Jean-Émile Gugenheim ne voyait pas le visage sévère d’Henri Bourgeois mais il écouta. Une manière de parler, c’est tout un monde. Vocabulaire, syntaxe, accentuation, comparaisons, références, et le fond du propos, tout chez Henri trahissait la grande bourgeoisie catholique de Paris. Austérité, exigence et sévérité, un orgueil démesuré aussi se révélaient dans le portrait que le père fit du fils, sans complaisance ni indulgence paternelles.
Parce qu'il cherchait le plus intime de ses visages, il s'intéressait à elle mieux que personne.
Les colons d'ailleurs se taisaient d'autant mieux que commençait leur massacre. On peut dire qu'ils étaient aussi occupés à mourir qu'à partir. Les détonations des armes envahissaient l'air brûlant, effaçant celles de la mer sur les rochers. Vers les quais des ports affluaient les survivants avec leurs valises. Ils avaient compris que le Vieux Pays les abandonnait, ils ignoraient encore qu'ils y seraient mal reçus. Ils prenaient les bateaux, et la mer d'acier bleu les portait loin de leur terre natale. Ils quittaient toute leur vie. Car dans les rues, c'était mains contre le mur qu'ils finissaient fusillés, tandis que leurs oreilles emplissaient des sacs mis au réfrigérateur.
On perd le droit de parler des autres dès qu’on les connaît intimement.
Désastre culturel, s’attristait aussi la libraire quand elle n’aimait pas les livres qu’elle vendait le plus.
Alors il s’était mis à penser à la mort en général. On en parle tellement sans la vivre, sans la connaître, qu’est-ce qu’elle est ? À force de dire qu’elle fait partie de la vie, ne l’a-t-on pas volatilisée ? Il avait le sentiment qu’il faisait la seule expérience qu’on peut en avoir : celle de la disparition d’autrui. C’était aux vivants que la mort arrachait, enlevait, c’était eux qu’elle déchirait. Il fallait être vivant pour éprouver la mort, pour se remémorer l’instant où elle avait désuni.
A la toute jeune fille, on offre cent cadeaux, tous ceux qui l'amènent peu à peu à sa vie de femme. Au veillard fatigué, on ne sait quoi offrir. On manque d'idées, tout devient interdit, il ne mange plus de confiserie, il ne supporte plus les parfums … Comme si pour mourir, il n'avait plus besoin de rien.
Qu'il était singulier tout de même, et difficile, d'aimer deux personnes et de n'avoir qu'une seule vie ! On se refusait trop à croire que les amours ne font pas que se succéder.Elles ne se tuaient pas toujours les unes les autres en advenant. Le coeur était un réseau dédaléen.
Alors les femmes restèrent seules. Sur le versant silencieux de la guerre : non pas sous l'orage d'acier mais dans le ruissellement des pleurs, loin du pétillement de la bataille mais dans l'attente anxieuse de ses effets, là où se froisse un visage quand arrive un papier timbré, où une larme se fraye son chemin dans une chevelure jusqu'à l'oreiller.
L'horloge des femmes et celle des hommes dans l'amour n'ont pas les mêmes aiguilles.