Maintenant j’ai sommeil, mais je ne vais pas dormir. Je vais prendre du papier et un stylo à plume, je vais écrire. Je sens une force redoutable en moi. J’ai réfléchi à tout encore hier. Cela sera l’histoire d’un thaumaturge qui vit de nos jours et ne fait pas de miracles. Il sait qu’il est un thaumaturge et qu’il peut faire n’importe quel miracle, mais il ne le fait pas. Il se fait expulser de son appartement, il sait qu’il lui suffit d’un signe de main pour garder son appartement, mais il ne le fait pas, il part docilement et vit dans une cabane en banlieue. Il peut transformer sa cabane en une formidable maison en briques, mais il ne le fait pas, il continue de vivre dans sa cabane et finalement meurt sans avoir fait le moindre miracle de son vivant.
Je me frotte joyeusement les mains dans mon fauteuil. Sakerdon Mikhaïlovitch va crever de jalousie. Il croit que je ne suis plus capable d’écrire une œuvre de génie. Vite, vite au travail ! À bas le sommeil et la paresse ! Je vais travailler pendant dix-huit heures d’affilée !
Quatre exemples pratiques qui démontrent comment une pensée nouvelle peut bouleverser une personne qui n'y est pas préparée
I.
Écrivain. Je suis écrivain.
Lecteur. Et pour moi tu n'es qu'une merde !
Secoué par cette nouvelle pensée,
l'écrivain reste debout plusieurs minutes, puis
tombe mort. On l'emporte.
II.
Artiste. Je suis artiste.
Ouvrier. Et pour moi tu n'es qu'une merde !
En un instant, l'artiste devient pâle comme
un mur, frémit comme un roseau et
s'éteint brusquement. On l'emporte.
III.
Compositeur. Je suis compositeur.
Vania Roublev. Et pour moi tu es...!
Le compositeur, respirant péniblement, décède.
Il est emporté sans tarder.
IV.
Chimiste. Je suis chimiste.
Physicien. Et pour moi tu es...!
Le chimiste, sans mot dire
s'effondre lourdement au sol.
(13 avril 1933)
Dans la cour il y a une vieille, elle tient une horloge dans ses mains. Je passe à côté de la vieille, je m’arrête et je demande : « Quelle heure est-il ? »
— Regardez vous-même, — me dit la vieille. Je regarde et je vois qu’il n’y a pas d’aiguilles sur le cadran.
— Il n’y a pas d’aiguilles, — dis-je. La vieille regarde le cadran et me dit :
— Il est trois heures moins le quart.
— Ah bon ? Merci beaucoup, — dis-je en partant.
Moi je saurai bien me sauver…
Moi je saurai bien me sauver
des cinq sens
et de l’invasion des signes
géométriques.
Il faut écrire les vers de telle manière que, si l'on jette la poésie contre une fenêtre, la vitre se brise.
On entend des cris stridents de gamins dans la rue. Je suis allongé et je leur invente un châtiment. Celui que je préfère consiste à les frapper du tétanos, pour qu'ils arrêtent tout à coup de bouger.
Toute sagesse est bonne à condition que quelqu'un l'ait comprise. Une sagesse incomprise risque de s'empoussiérer.
Il tombe des petites vieilles
Une vieille femme était trop curieuse, si curieuse qu’elle est tombée de sa fenêtre et s’est tuée sur le coup.
Une autre petite vieille qui s’était penchée à sa fenêtre pour mieux voir en bas la femme écrasée, était bien trop curieuse elle aussi et elle est tombée à son tour de la fenêtre pour s’aplatir dans la cour comme la première.
Ensuite, une troisième vieille est tombée, puis une quatrième, et une cinquième.
Quand une sixième petite vieille est venue s’écraser en bas, j’en ai eu marre de les regarder tomber, et je suis allé au marché aux puces. Un aveugle, à ce qu’on raconte, s’est fait offrir là-bas un beau châle tricoté.
Alors, debout, nous disons : Voilà, j'ai étendu un bras en avant droit devant moi, et l'autre en arrière. Ainsi, devant, je m'arrête là où s'arrête mon bras, et, derrière, de la même manière, je m'arrête là où s'arrête mon autre bras. En haut, je m'arrête au crâne, en bas aux talons, de coté aux épaules. Et me voilà tout entier. Et ce qui est en dehors de moi, ce n'est déjà plus moi.
Nous sommes morts au champ des jours.
Tous les espoirs ont tourné court.
Les rêves d'or nous ont quittés-
Nous reste la mendicité.
1937