[Rentrée littéraire de printemps 2022] Didier Goupil
L'Ogre ou le Deuil de l'orgueil [ Monet ]
Alors, vous avez séquestré la peinture dans cet atelier qui tenait à la fois de la remise et de la serre et c'est là que, saison après saison, bien loin des rumeurs de la grande Ville, ignorant d'un même mépris les somptueuses pénombres des salons et les murs moisis des musées, vous vous êtes expliqué avec elle, seul à seule, sans public ni critiques, sans marchands. Je crois que vous l'avez bien malmenée. Vous l'avez honnie, écharpée, saccagée. En un mot, adorée. (p. 86)
La plupart de ceux qu'il croisa dans les couloirs le dévisagèrent avec ébahissement. Comment pouvait-il rejoindre sa chambre au lieu d'aller manger ? Qu'est-ce qui l'autorisait à mépriser de la sorte le pain du seigneur ?
Estève ne répondait pas. Il avait pourtant la réponse à ces questions mais il préférait la garder pour lui, la répétant à voix basse dans sa tête : "Seuls les poissons morts suivent le sens du courant"
Charlot se lève tôt
Franciam peint le plus souvent avec ses mains, quand ce n'est pas avec ses poings.
Franciam Charlot vit comme il peint, à mains nues, et son atelier devient vite un ring, sa toile un punching-ball autour duquel il trépigne, emporté dans une étrange transe. (p. 97)
Est-ce ainsi que les peintres vivent ?
[ Roger Cosme Estève ]
Ses toiles n'ont jamais été aussi abstraites. Et aussi noires. (...)
Le noir, aime-t-il à répéter, c'est la couleur de l'univers. Contrairement à ce que croit le quidam, le noir ne signifie pas la nuit, l'obscurité, mais au contraire ouvre sur la lumière, sur sa transcendance. (p. 108)
L'Ogre ou le Deuil de l'orgueil [ Monet ]
Ensuite vous l'avez renvoyée [La peinture ] dans le Grand Monde- ou bien on est venu vous la reprendre : on ne sait jamais véritablement qui de l'artiste ou du monde vient chercher l'autre. (...) Après l'avoir entourée de son tumulte, l'avoir invectivée, interrogée, appréciée dans l'éclat des lustres et des parures, à mille lieux des brousses provinciales, méprisant d'un même revers de gant beurre frais le vent vif des vergers et vos mains gercées, le Grand Monde a décidé de l'admirer.
Dès lors vous aviez du génie. Il ne vous restait plus qu'à vaincre les murs médusés des musées. Vous ne vous en êtes pas inquiété, vous avez continué à peindre avec orgueil. (p. 89)
En exergue
"Demain je vais dessiner jusqu'à ce qu'arrive la couleur." ---Van Gogh, Arles, 1888
"Vous avez de la chance. vous allez perdre une mère au moment où vous êtes capable à la fois d'en souffrir et d'en jouir (d'en jouir atrocement), en un mot de le comprendre. Moi, j'ai perdu la mienne sottement, j'étais trop jeune. Je me suis délivré d'une présence obsédante et j'ai raté l'une des grandes chances de la vie : la mort d'une mère."
"J'ai entendu hier Elise, ma femme, dire à quelqu'un : "Chacun a une vertu propre, qu'on est seul à voir quand on l'aime. Par exemple, je vois bien tout ce qu'il manque à Marcel, mais pas plus trd qu'il y a un moment, je le regardais. Personne autour de lui n'était digne de délier sa chaussure.""
[ Incipit ]
ARNYS
Paul M. ne portait que des vestes Arnys.
Avec le temps, c'était devenu comme une seconde peau et il avait pris l'habitude de porter une veste tout au long de la journée, qu'il soit dehors ou bien chez lui.
« Dehors je porte des forestières, reconnaissables à leurs épaules naturelles et à leur col droit boutonné très haut. Un modèle qui s'inspire directement des vestes des gardes-chasse telles qu'on peut en voir dans ''La Règle du jeu'' de Jean Renoir. À l'intérieur, dans mes appartements, ce sont des vestes en velours côtelé, aux couleurs acidulées, prune, moutarde ou vert anis.
La forestière a été créée à la fin des années quarante par Léon Grimbert, le fondateur de la boutique, à la demande de l'architecte Le Corbusier. Celui-ci souhaitait une veste souple, libérant le mouvement, avec des manches tombant juste même lorsqu'il travaillait au tableau. Léon Grimbert, se souvenant de la veste des gardes forestiers qu'il rencontrait dans son enfance, lors de ses vacances au bord du Cher, décida de la redessiner, lui donnant une forme déstructurée qui n'est pas sans rappeler le kimono ou le deel, la tunique traditionnelle mongole.
Je ne sais pas ce que vous en pensez, mais paradoxalement ce sont ces emprunts à des formes ancestrales qui aujourd'hui encore lui confèrent son aspect avant-gardiste. [...] »
Paul M; n'était pas croyant. Il pensait que l'essentiel n'était pas de croire en Dieu. L'essentiel était que, si Dieu existait, celui-ci crût en nous.