Citations de Elias Canetti (240)
En plongeant Babel dans la confusion, Dieu a mal calculé son coup. Ils parlent tous à présent la même technique.
On ne peut surmonter son malheur qu'en le jouant.
Aux époques de forte méfiance, on transforme en de mystérieuses et menaçantes apparitions les êtres qu'on connaît bien ou avec lesquels on a parlé en dernier : elles nous disent en y mettant les pires intentions un tas de choses perfides et malfaisantes. On leur répond sèchement. Elles ripostent d'un ton encore plus sec. Leur seul but est de nous irriter de plus en plus jusqu'à ce que la colère et la peur nous fassent perdre toute retenue et nous obligent à leur jeter à la face, en les diabolisant, leurs défauts les plus graves. Elles blêmissent, il se peut même qu'elles fassent le mort un certain temps. Puis soudain, elles repassent à l'attaque, et de préférence par-derrière. On s'acharne à vouloir dialoguer interminablement avec elles. Toujours elles nous comprennent, toujours nous les comprenons, tout est uniment clair dans une hostilité réciproque. Sans doute veulent-elles nous dévorer, et plus une partie de nous-même se trouve à leur portée, plus elle se sent menacée. On retire vite sa main, on cache son foie, on enroule sa langue tout en continuant de parler d'abondance. Ce n'est que dans la haine qu'elle nous montre et qu'on lui retourne que les contours de l'apparition hostile se précisent. Mais elle ne peut pas mordre partout, elle se trouve curieusement limitée par le fait qu'elle dépend de nous-même. Elle s'est formée comme une fumée et, comme une fumée, on la soufle en tous sens. Elle tremble, elle s'enfle, rien d'un vertébré, et parfois je me dis que ce pourrait être un souvenir de l'époque où nous vivions au fond des mers et où des créatures sans forme nous effleuraient.
Mais aussitôt que l'être réel, auquel l'apparition emprunte son nom, s'avance vers nous, elle se dissout dans le néant, et l'on est momentanément content et rassuré.
Souvent, sa propre ombre lui pèse.
Il loue volontiers des gens qui, de toute façon, n'arriveront à rien. Il devient plus prudent si quelqu'un révèle du talent.
Aucune écriture n'est assez secrète pour que l'homme s'y exprime sincèrement.
Nombre d'entre nous, ravis que Dieu soit si bon, deviennent eux-mêmes les pires scélérats.
Il aurait aimé naître à toute époque, renaître sans fin, et de préférence à chaque fois pour toujours.
La relation entre la sentence et son application proprement dite - quelque peu différente de l'idée que je m'en faisais alors - allait me préoccuper pendant des dizaines d'années et me préoccupe aujourd'hui encore.
Sa carrière de pianiste paraissait d'ores et déjà assurée. Ses parents le choyaient et il était toujours élégament vêtu. Il avait une crinière d'artiste et les mots sortaient ronds et pleins de sa grande bouche. Cependant, il n'y avait aucune affection dans tout cela, et il se montrait également aimable avec tout le monde, très sociable pour son âge, ne négligeant jamais personne, conscient déjà qu'il y avait en chacun un admirateur en puissance. Mais l'admiration que lui témoignait Trudi, fortement teintée de couleurs passionnelles, ne pouvait que lui déplaire.
Tous ces professeurs offraient un spectacle d'une étonnante diversité; il me semble d'ailleurs que c'est par le contact des professeurs que nous prenons réellement et pour la première fois conscience de cette diversité. Le fait qu'ils passent beaucoup de temps devant nous, exposés aux regards jusque dans leurs moindres mouvements d'humeur, perpétuellement observés, objets réels de l'intérêt de tous, et, cela à intervalles réguliers et pour un laps de temps toujours identique; leur supériorité manifeste que l'on s'obstine à ne pas vouloir reconnaître mais au contact de laquelle le regard s'aiguise, l'esprit devient critique jusqu'à la méchanceté; le mystère qui enveloppe le reste de leur vie, c'est-à-dire leurs occupations en dehors des heures passées à jouer leur propre personnage devant les élèves; et puis encore le fait qu'ils entrent en scène tour à tour, au même endroit, dans le même rôle, dans le même but - tout cela contribue à faire de l'école quelque chose de plus que ce qu'elle est supposée être, à savoir l'école de la diversité humaine et, pour peu qu'on la prenne un tant soit peu au sérieux, l'école de la connaissance de l'homme.
S'il était question d'une chose qui lui paraissait indigne d'un poète, il se détournait et ne disait mot.
Dans cette classe, il y avait déjà plus de camarades qui me paraissaient intéressants. Je me souviens, par exemple, de Stegmar, un garçon qui dessinait et peignait merveilleusement bien; j'étais, pour ma part, très mauvais dessinateur et j'admirais beaucoup les oeuvres de mon camarade. Sous mes yeux, il traçait sur le papier des oiseaux, des fleurs, des chevaux et d'autre animaux; les dessins les mieux réussis, il me les donnait dès qu'ils étaient achevés. Ce qui m'impressionnait le plus, c'était de le voir déchirer très vite, parce qu'il ne l'estimait pas assez bon, tel dessin que je trouvais, moi, admirable. Il faisait plusieurs tentatives, et quand enfin il obtenait le résultat désiré, il examinait le feuillet sous toutes les coutures et me le tendait ensuite d'un geste empreint à la fois de modestie et d'une certaine solennité. J'admirais son savoir-faire et sa générosité; ce qui m'inquiétait, c'était de ne pas y voir de différence, chacun de ses dessins me paraissait également réussi. Davantage encore que son savoir-faire, j'admirais la rapidité foudroyante de son jugement. Mais ça me faisait mal chaque fois qu'il déchirait l'un de ses feuillets;
Je me suis rassasié d'Ulysse sous toutes ses formes et, le temps passant, il n'y a rien, venant de lui, qui n'ait pris de l'importance à un moment ou à un autre. Son influence sur moi dura autant que ses pérégrinations. Après, il disparut complètement dans le champ de "l'éblouissement 1", là où personne ne pouvait le reconnaître.
1.référence au roman de Canetti, Die blendung, paru en français sous le titre: autodafé, ed. galimard.(n.d.t)
A l'angle de la maison se trouvait un balcon arrondi reliant les deux cotés. De là, on pouvait voir le soleil qui se montrait régulièrement à nous, grand, rouge, exerçant une attirance toute particulière sur mon frère, Georg. Dès que ça se mettait à rougeoyer dehors, il filait sur le balcon et, une fois, comme nous l'avions laissé seul un moment, il urina carrément là, et se justifia en déclarant qu'il voulait éteindre le soleil.
Mon frère fut appelé Nissim, comme le père de ma mère; j'appris alors que j'était l'ainé et que, pour cette raison, je portais le même nom que mon grand-père paternel. C'est ainsi que je pris conscience, le jour de la circoncision de mon frère, parce que le fait avait été si abondamment souligné, de ma situation privilégiée de fils ainé et j'en conçus aussitôt une fierté dont je n'arriverais plus à me départir.
La malédiction du devoir mourir doit être changée en bénédiction: celle de pouvoir encore mourir lorsqu'il est impossible de vivre.
En cet instant, Kien abandonnait la forme conservatrice de la théorie de l'évolution à laquelle il avait été attaché jusqu'à ce jour, pour passer, toutes feuilles déployées, dans le camp de la Révolution. Tout progrès est conditionné par de brusques changements. Les preuves nécessaires, dissimulées jusque-là comme dans tous les systèmes évolutionnistes, cachées sous des feuilles de vigne, se présentèrent aussitôt à sa conscience. Un homme cultivé a immédiatement sous la main tous les arguments dont il a besoin. L'âme d'un homme cultivé est un arsenal brillament équipé. Mais on le remarque peu, parce que les intéressés - en raison même de leur culture - ont rarement le courage de s'en servir.
La condamnation à mort pour tous, au début de la Genèse, contient au fond tout ce qui peut être dit sur la puissance, et il n'est rien qui ne puisse en découler. (p. 94)
Une ville où les hommes atteindraient juste la durée de vie pendant laquelle on les aime. Pour cela, l’antipathie et la sympathie seraient exactement pesées, et le résultat fixerait l’échéance