Citations de Hanif Kureishi (411)
À vingt ans, Maggie était une jolie fille, gentille, généreuse, étudiante douée, issue d’une famille équilibrée où tout allait bien. Le féminisme et les ateliers de « confiance en soi » l’avaient endurcie et, peu à peu, elle avait troqué son charme contre l’idéologie, le dogmatisme, la colère. Presque tout le monde l’avait laissée tomber : on n’avait pas assez le désir de tout révolutionner, ni de faire le sacrifice qui garantirait la sincérité de nos actes. Elle s’était débarrassée de to ut ce qui avait trait à la séduction, au ludique, montrant ainsi qu’elle ne changerait pas d’humeur tant que le monde lui-même n’aurait pas changé. De tous ceux qu’il connaissait, elle fut la seule à déplorer la chute du mur de Berlin : elle était convaincue qu’on n’avait pas laissé assez de temps au communisme pour qu’il puisse faire ses preuves.
J’ai tendance à penser que le plus grand changement de cette époque, c’est ce progrès phénoménal en termes de liberté sociale. Est-ce qu’on ne peut pas être qui on veut aujourd’hui ? Qu’on soit lesbienne, travesti, dominateur, bi – ce n’est jamais qu’une façon de vivre, non ?
Si la mortification de la fidélité met l’amour en péril, il y a toujours la consolation des enfants. J’avais été la « fille à son papa », son serviteur, son adorateur ; c’est ma foi en lui qui l’avait maintenu en vie. Il faisait l’objet d’un véritable culte de la personnalité ; mon frère et moi, nous étions ses miroirs.
Dans mes rêves les plus récents, aussi évanescents que des fresques anciennes exposées à la lumière, cette rue de banlieue était sombre, lugubre sous les ombres jaunes des lampadaires, pleine de fleurs blanches, saturée d’une étouffante odeur de mort, comme si elle était ensevelie sous des monceaux de roses.
Quand je m’étais présenté à lui, je lui avais dit que je m’appelais Peter : c’était le nom que j’utilisais parfois, ainsi qu’un personnage pour lequel je m’étais créé une autre personnalité, à l’occasion de plans sexes incognito. Dans les faits, je n’avais pas réellement besoin d’un masque : Papa m’a demandé d’où j’étais, ce que je faisais mais, chaque fois que j’essayais de lui répondre, il m’interrompait de ses nombreux conseils et avis divers.
Nous vivions une époque de mensonge, de tromperie, d’aliénation. C’était lourd à porter et, en comparaison, nos vies donnaient la désagréable impression d’être triviales.
Je rêve souvent de mes deux parents, de la maison où j’ai grandi, bien qu’elle n’ait rien d’extraordinaire. C’est sûr, je n’avais jamais imaginé que Papa et moi pourrions nous retrouver à discuter ainsi.
Quelque temps auparavant, j’avais eu le drôle de sentiment que j’étais étranger à moi-même. J’avais été frappé par ma cinquantième année comme par une tragédie où dominait le sentiment d’une vie gâchée par de multiples choix. Pourtant, je pouvais difficilement me plaindre : j’étais producteur de théâtre, de cinéma ; j’avais plusieurs maisons, à Londres, à New York et au Brésil. Mais je ne pouvais m’en empêcher, malgré tout. J’avais pris conscience de quelques faiblesses mentales qui m’épuisaient, même si elles ne me détruisaient pas.
Quel lieu vivant que Londres, songea-t-il. Ici, on pouvait tout réaliser ! Il suffisait d’avoir des désirs suffisamment ambitieux !
Il se demanda, bien sûr, s’il ne risquait pas d’échouer dans ce qu’il voulait, comme son père avait fini par le faire. Beaucoup de gens voulaient devenir quelqu’un, mais qui avait la persévérance, la capacité de s’investir, la détermination de fer ? Pour combien de gens était-ce une nécessité, une question de vie par opposition à la mort ? Il était trop jeune pour être vigilant. Il était plein d’espoir, habité par l’ambition de désirs irrépressibles. Il était prêt à travailler, aussi.
Il voulait l’ignorer mais il avait besoin qu’elle soit là pour l’ignorer ; comment voulez-vous ignorer quelqu’un qui n’a pas conscience d’être ignoré, ou qui vous ignore. Elle avait décidé qu’il devait devenir avocat un point c’est tout. Elle estimait qu’elle n’avait pas à s’intéresser davantage à ce qu’il faisait.
Au même titre que des masseurs, des dealers, des comptables, des profs de gym particuliers, des professeurs de langue, des putains, des manucures, des thérapeutes, des décorateurs d’intérieur et nombre d’autres personnes à charge et pseudo-domestiques, papa s’était fait une place à la table des riches. Il leur donnait de la musique comme d’autres fournissaient des pantalons, des ongles bien coupés ou un ensemble de comptes. Si la richesse devait se répartir par « un effet de cascade » comme on avait dit aux gens que cela ne manquerait pas de se produire, elle atteindrait son niveau en passant par Rex.
Au bout d’un moment, tout ce que veut un homme, c’est un peu de paix. Malheureusement, l’état d’esprit le plus calme est le bonheur, et j’en suis très, très loin.
Cet homme est un vieil hippie. C’était une génération qui ne voulait pas comprendre la valeur des choses. Pourquoi crois-tu que nous sommes pauvres depuis toutes ces années ? Papa ne voulait pas être “matérialiste”. Là où j’ai mis le dessin… il sera en sécurité. Tu pourras l’avoir – bien sûr que tu pourras l’avoir – quand tu seras plus grand.
Faire partie d’une famille « complète » ces jours-ci, c’était appartenir à une minorité. Mais Gabriel n’avait pas eu envie de parler de la rupture. Les mots étaient aussi dangereux que des bombes, comme il l’avait découvert en lâchant des jurons devant sa mère. Ils ne se contentaient pas de décrire ; ils avaient un effet sur les gens ou déclenchaient des choses, or il s’en passait déjà plus qu’assez pour le moment.
De toute façon, pensait-il, les enfants comprenaient la tyrannie, à vivre avec ces patrons lunatiques et cruels qu’on nomme parents, sous un régime qui réprimait sévèrement leurs pensées et leurs activités. Les enfants étaient des anarchistes et des dissidents qui opéraient de façon souterraine, dans des cellules secrètes, en essayant de trouver un espace personnel inviolable.
Il fit des dessins pour illustrer ces paroles. Il savait que ce n’était pas suffisant d’idolâtrer Lester, comme ces fans qui croyaient pouvoir acquérir les pouvoirs de Lester en copiant sa couleur de cheveux. Si Gabriel devait accomplir quoi que ce soit par lui-même, cela nécessiterait plus qu’une teinture. Il fallait qu’il suive l’exemple de Lester et qu’il aille son propre chemin.
Apprendre me donne l’impression d’être ignorant.
C’est répugnant mais, il en est convaincu, c’est un rituel d’acclimatation nécessaire. Il se dit que rien ne peut être réparé ou amélioré, juste accepté. Et, après l’acceptation, viendront la libération et la transformation en esprit pur, dénué de désir, état qu’il attend avec une impatience autodestructrice. Il s’endort souvent ainsi et s’imagine que les différentes parties de lui-même sont distribuées par les insectes dans tout le quartier ou “l’univers” comme il dit ; il considère ceci comme la soumission ultime.
Comme on se sent sombre, explique Baxter, comme si l’on était entré dans un tunnel qui mène au centre de la terre, sans la moindre flèche de lumière possible. C’est certainement la condition naturelle de tout un chacun, le destin humain, et on ne peut que s’astreindre au réalisme. Les sages le comprendront, et les courageux, que certains appellent stoïques, le supporteront.
Les riches ne sont pas immunisés mais ils peuvent se permettre de tout remplacer. Quand j’ai abordé le sujet, elle savait de quoi je parlais. Elle a reconnu qu’ils avaient été légèrement contaminés… par les voisins.
Nous ne révélons jamais nos formules. Nous avons entendu dire qu’il y a des gens qui concoctent leurs propres poisons chez eux. Cela couvrira votre peau de cloques comme la lèpre et ramollira vos os comme du caoutchouc. Ça pourrait être fatal. Laissez faire ces choses aux experts.
Il chuchote qu’il commence à se rendre compte, comme on commence à se rendre compte qu’on est amoureux, que, par moment, effectivement, il la déteste. Il déteste la façon dont elle coupe une pomme ; il déteste ses mains. Il déteste son ton et les mots qu’il sait qu’elle utilisera. Il déteste ses vêtements, ses paupières et tous les gens qu’elle connaît ; son parfum l’écœure. Il déteste les choses pour lesquelles il l’a aimée ; il déteste la façon dont il s’est laissé envoûter par elle ; il déteste la gentillesse qu’elle lui a montrée comme si elle lui demandait quelque chose. Il voit aussi que ne pas aimer quelqu’un n’a pas d’importance jusqu’au moment où vous avez un enfant ensemble. Et il comprend aussi à quel point la haine est importante, à quel point elle vous soutient et vous sustente ;c’est peut-être aussi un écran qui vous empêche d’éprouver de la pitié pour elle et pour soi-même et de tomber dans un abîme de malheur.