Citations de J.M.G. Le Clézio (1811)
Alors Giribala a montré à Ananta comment on danse avec les mains, le signe du Seigneur Krishna, les deux mains en face de la bouche, les doigts dréssés, comme celui qui joue de la flûte. Elle lui a montré tous les gestes qu'elle savait, le signe de l'oiseau Garuda, mains ouvertes comme des ailes, le signe de la roue, les deux paumes tournant l'une contre l'autre,le signe d'alapallava, la fleur de lotus, main ouverte devant la poitrine, le signe du bonheur, la main devant le front, l'amour et le coeur palpitant de l'oiseau, les deux mains ouvertes, attachées par les pouces, doigts qui tremblent.
L'enfant était émerveillée. Pour la première fois, elle a dansé devant sa mère, encore maladroite sur ses petites jambes, drapée dans un long tissu, ses poignets alourdis des bracelets de cuivre. Ce jour-là, Lil a donné à Ananta son bracelet de cinq perles de verre, portant la médaille de Yelamma la déesse de la danse, qu'elle avait reçu quand elle avait six ans. Pour sa mère et pour Lil, Ananta a dansé longtemps, martelant de ses pieds nus la terre sèche, dans l'odeur enivrante de la fumée de santal, et Giribala en la voyant pouvait oublier la peur, la guerre, la poitrine ensanglantée de l'ayah où elle avait trouvé l'enfant, et sa fuite à travers les champs jusqu'au fleuve où elle avait inventé le nom d'Ananta.
C’était cela la vie, c’était cette descente continue vers le néant, ce flot qui coulait le long d’un tuyau noir, cette boule qui dévalait vers l’inconnu, et que n’était que sa propre fuite, sa disparition.
J'ai longtemps rêvé que ma mère était noire. Je m'étais inventé une histoire, un passé, pour fuir la réalité à mon retour d'Afrique, dans ce pays, dans cette ville où je ne connaissais personne, où j'étais devenu un étranger. Puis j'ai découvert, lorsque mon père, à l'âge de la retraite, est revenu vivre avec nous en France, que c'était lui l'Africain. Cela a été difficile à admettre. Il m'a fallu retourner en arrière, recommencer, essayer de comprendre.
J’espère qu’on me condamnera à quelque chose, afin que je paye de tout mon corps la faute de vivre.
Etre heureux, c'est n'avoir pas à se souvenir. Ai-je été malheureux ? Je ne sais pas. Simplement je me souviens un jour de m'être réveillé, de connaître enfin l'émerveillement des sensations rassasiées.
Tout chez eux, dans l'art, la musique, l'incantation, et jusqu'à l'invention de leurs langues, montre la volonté de résister, le goût d'apprendre. tout chez eux, dans leur manière d'être comme dans leur manière de comprendre le monde, montre la capacité de se changer, de survivre et de se réinventer.
Les sociétés des grands socles continentaux, malgré leurs religions "révélées" et le caractère soi-disant universel de leurs démocraties, ont failli à leur tâche et nié les principes mêmes sur lesquels elles s'étaient établies. L'esclavage, la conquête, la colonisation et les guerres à l'échelle mondiale ont mis en évidence cette faillite. Ces évènements ont révélé des plaques tectoniques dont les mouvements ont créé les séismes actuels, et qui servent encore aux théoriciens et aux faux prophètes des "chocs des civilisations" pour justifier les guerres de domination. L'échec de ces grandes sociétés est sans doute la menace la plus grande que connaît le monde aujourd'hui.