Traduit du catalan par Edmond Raillard
Il y a longtemps que je n'avais lu quelque chose d'aussi impressionnant. Je n'irai pas jusqu'à écrire le mot «monument» à l'instar de "La Libre", mais il est certain que l'ampleur, la gravité du sujet et le millier de pages inclinent à conférer des superlatifs au "Confiteor" du catalan Jaume Cabré. La manière est pareillement étonnante, avec des sauts abrupts d'un époque à l'autre, sans transitions ni interlignes On découvre, par exemple, un inquisiteur du 15e siècle qui devient, dans le même paragraphe, et sous le même nom, Oberlagerführer [chef de camp] d’Auschwitz en 1944 [Babel p 359]. J'ai trouvé ces sauts d'époque dynamisants ; établissant des ponts, ils contribuent à une vision universelle, atemporelle, de ce qui devient le centre des préoccupations du narrateur Adria Ardévol, le mal.
Il y a tant de destins mêlés, tant de personnages dans "Confiteor" qu'un index des noms regroupés par époque (dramatis personæ) est fourni en fin de volume : époque contemporaine (20e siècle), Adria et ses proches ; 1914-18, université pontificale de Rome ; 1940-50, police de Barcelone ; 14e et 15e siècles, inquisition catholique ; 17e et 18e siècles, chanteur de bois et luthiers ; 13e siècle, lapidation à Al-Hisw ; enfin la seconde guerre mondiale et le nazisme.
Le fil rouge est le parcours d'Adria Ardévol, surdoué, polyglotte, professeur affamé de savoir, une vie qu'il raconte lui-même depuis une enfance sans chaleur jusqu'à la maladie d'Alzheimer. Le récit est présenté comme une confession adressée à Sara, son grand amour. Pourquoi l'a-t-elle quitté ? Qu'est-elle devenue ? Comme l'indique le titre de la partie III, "Et in Arcadia ego" ["je suis aussi en Arcadie" dit la mort], il s'agit d'une histoire douloureuse où toute félicité est ternie par les noirceurs accablantes de l'humanité, celles qui affectent l'existence des protagonistes comme celles qui resurgissent d'un passé qui ne lâche jamais prise.
"Confiteor" martèle que le mal n'est justifiable par aucune philosophie ni aucun dieu. L'issue est peut-être dans l'art : "... nous essayons de survivre au chaos grâce à l'ordre de l'art". Mais "l'art est mon salut, il ne peut pas être le salut de l'humanité".
Adorno a dit beaucoup sur la possibilité de la poésie après Auschwitz. Adria Ardévol écrit un essai sur ce sujet, "La Volonté esthétique" : "[...] Il y a tellement de siècles que la cruauté est présente que l'histoire de l'humanité serait l'histoire de l'impossibilité de la poésie «après» [...] la vérité de l'expérience vécue, cela ne peut pas être transmis par une étude. [...] Cela ne peut être transmis que par l'art, par l'artifice littéraire, qui est ce qu'il y a de plus proche de l'expérience vécue. [...] Oui, il faut de la poésie plus que jamais après Auschwitz." [condensé d'un dialogue avec l'ami Bernat, Babel p. 596].
Un violon Storioni exceptionnel traverse l'histoire, de main en main, depuis sa conception jusqu'à la famille Ardévol, un instrument sublime et hors de prix qui suscite les convoitises et les bassesses. De même un pendentif venu du fond des âges, parvenu au cou d'Adria, aboutit finalement dans la poche d'une soignante indélicate. Ces objets immuables semblent se jouer des hommes, des siècles et suscitent le vertige des temps.
Voilà un livre surprenant, dans le sens qu'il est plein de bouleversements, qu'il réussit à dépasser le dégoût de l'horreur, d'une écriture épatante. J'ai osé auparavant la comparaison avec Faulkner, non, Cabré n'a pas les mêmes envolées poétiques, il délaisse descriptions et atmosphères mais enjambe les siècles, raconte inlassablement, renifle la boue au ras du sol, nous accroche le bras et, de téléportations en émotions, nous soulève de nos pénates engourdis dans un tourbillon littéraire.
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