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Citations de Jean Carrière (93)


Eh bien quoi, la pauvreté? Vous avez tous ce mot-là à la bouche. Comme s'il ne vaut pas mieux manger un fruit sauvage assis devant sa porte et en étant un homme libre, que de se nourrir de langouste en prison.
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Le soleil décline dans le ciel circulaire ; l’ombre immense du plateau s’avance et engloutit la moitié du cirque. De l’autre côté, sur la crête du flanc éclairé, une bergerie en pleine lumière ouvre sur le vide une bouche et des orbites noires comme celles d’un crâne, ajoutant à cette solitude une attente mystérieuse. C’est l’heure où des millions d’insectes à contre-jour s’argentent dans l’atmosphère immobile.

A ce moment-là, on ne peut songer sans une pointe de nostalgie au cœur à tout ce qui se passe derrière ces montagnes – même et surtout si on ne le sait que par oui-dire ; à ce monde fascinant et tumultueux de trottoirs et d’usines, de cinémas et de cafés, de foule jetée vers un avenir sans cesse renouvelé ; à la douceur de vivre et de se laisser vivre dans des collines couvertes de jardins maritimes ; aux soirées qu’on prétend qu’y prolonge l’été, pleines d’arômes et de nonchalances. Tout cela est si loin, si différent de ce que le silence et la solitude de ces hautes terres primitives mettent continuellement sous les yeux…

De longs jours vides, des pentes désertiques, un continuel tête-à-tête avec un monde abandonné à sa torpeur géologique, et dont ce pourrait être aussi bien le commencement que la fin : cette terrible inertie est communicative. Quand on promène son regard dans toutes les directions sans rien rencontrer d’autre à perte de vue que ce moutonnement hersé par une poigne aveugle, il n’est pas nécessaire d’être grand philosophe pour s’interroger sur l’existence et ressentir son ambiguïté devant cette immensité morte ; on n’a d’autre ressource que de se replier sur soi-même et de faire le mort à son tour ; on sait qu’il est inutile d’en rajouter pour vivre, ou de faire des phrases : on est là, autant continuer, mais sans essayer de prendre des vessies pour des lanternes. Trois mille ans de tergiversations n’ont servi strictement à rien, qu’à embrouiller les choses ; la situation n’a pas évolué d’un pouce sur l’essentiel. La seule question vraiment sérieuse est précisément la seule qui soit restée sans réponse : par conséquent, elle reste posée (quand elle l’est) à son niveau absolu, c’est-à-dire le plus bas, le seul qui compte : question de vie ou de mort. Ces solitaires (n’oublions pas qu’ils sont les héritiers de ceux qui ont tutoyé Dieu comme on Le tutoie dans l’Ancien Testament : pour lui arracher de gré ou de force une réponse) sont l’innocence même : ils n’acceptent que des arguments qui soient incontestables ; les finesses de la Sorbonne ne sont que des grimaces de clown (ou une manière de jouir, de tuer son lièvre et de s’affirmer qui en vaut une autre) et elles n’amènent ici qu’un haussement d’épaules.
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On devrait toujours écrire avec un pistolet sur la tempe. Au moindre faux pas le coup partirait.
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J'ai le sentiment qu'être poète est une fonction qui n'a pas besoin de l'écriture. Celui qui publie, ou des poèmes, ou des proses poétiques, ou des romans dans lesquels la poésie a une grande importance, c'est ça qu'on appelle un poète. Au delà de ces poètes-là qui sont les moindres, il y-a les grands poètes qui sont ceux qui n'écrivent pas. Ce sont ceux qui jouissent de la vie, qui mettent leur poésie dans la vie qu'ils mènent.
Jean Giono.
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Je revoyais mon grand-père Mouraille préparant son absinthe avec la pelle à sucre, et maugréant contre Blum, alors que mon grand-père Fieschi, anarchiste italien émigré aux États-Unis, soutenait le Front populaire, comme il avait manifesté devant les policiers à cheval contre le procès de Sacco et Vanzetti. A la verticale du figuier, le ballet des hirondelles, le ciel de lavande et l’été souverain que ne troubleraient même pas quelques années plus tard les chapelets de bombes américaines.
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Dans le soleil déclinant qui dorait la pelouse, des myriades d'insectes dérivaient lentement, brillants comme de minuscules particules d'argent, et l'idée furtive me traversa que, dans cinquante ans, des étrangers seraient assis à notre place, parlant de tout et de rien, et qu'il n'y aurait peut-être personne pour se souvenir de nous. Nous ouvririons nos mâchoires démesurément dans l'obscurité d'un caveau, car tous les morts bâillent d'ennui d'un bout à l'autre de la terre, tandis qu'une espèce finalement sans lendemain continuerait à se perpétuer dans un présent éternel qui était déjà le notre puisque j'y pensais, persuadée qu'elle a quelque chose à dire ou à faire, qu'elle choisit d'être ceci ou cela, de pratiquer la médecine ou de mettre un pays à feu et à sang, de prendre fait et cause pour une idée plutôt qu'une autre, de tuer ses semblables ou de les aider à survivre, alors qu'elle ne dispose en fait que d'une alternative: jouer le jeu ou se tirer une balle dans la tête. Mais à bien y réfléchir, cela revenait au même, et le suicide était une duperie, la pire de toutes sans aucun doute, car encore eût-il fallu pouvoir profiter du fait de s'être débarrassé de la vie, fléau coriace, et divertissement encore plus opiniâtre, en étant conscient d'être mort. Oui, le suicide était une duperie puisque, jusqu'au dernier moment, on continuait à supporter le poids insupportable de l'existence, et une fois mort, on n'avait même pas le bénéfice, jusqu'à preuve du contraire, de savoir qu'on l'était, en sorte que la fatalité avait le dernier mot quoi qu'on fît.
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Le temps continuait à passer, imperturbable, partout et nulle part, présent et toujours absent, invisible, muet comme une tombe dont il était le fournisseur exclusif, monstre tapi dans le moindre grain de poussière, les bourgeons innocents, une note de musique, les astres disparus dont on recevait encore la lumière, laminoir sournois, menteur et hypocrite, parfois aussi doux qu'une caresse qui dissimulait ses griffes meurtrières, les étés se faisaient de plus en plus courts, il suffisait que deux ou trois orages éclatent ou que des nuages inopportuns naviguent dans le ciel en cachant le soleil par intermittence pour qu'ils parussent déjà liés à l'automne avant que juillet n'ait eu le temps de s'épanouir dans sa gloire éphémère, les automnes paraissaient de plus en plus interminables et le printemps n'était que le prolongement imprudent de l'hiver.
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Il n'avait pas encore l'âge de redouter l'automne et ses pluies éternelles, ses tapis de feuilles pourries, ses relents mortifères, comme si son esprit affamé de chaleur et de lumière filtrait les saisons pour ne laisser la place qu'à un été sans fin.
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Glaciale, d'une violence inouïe, la tempête secoua le Haut-Pays pendant trois jours ; trois jours dont on se souviendrait longtemps. Il est vrai qu'un tremblement de terre n'aurait causé guère plus de dégâts. C'était à croire que tout serait détruit ou emporté : les arbres déracinés ou les toits démolis ne se comptaient plus ; châtaigniers centenaires craquant d'un coup de la base, arrachés par une poigne géante - cette fragilité insolite avait quelque chose de démentiel, d’écœurant -, sapinières hirsutes, couchées au sol ainsi qu'un champ de blé par l'orage, hangars soufflés par l'explosion du vent sous les couvertures de schistes, qui entassait les bêtes affolées dans les recoins des bergeries, toitures bouleversées d'où s'envolaient des essaims d'ardoises au demeurant légères comme des plumes, orgues de glace dégringolant le long des murs avec des paquets de neige qui ébranlaient le sol, cheminées décapitées de leurs chapeaux de lauzes, fagots de hêtre encore vert qui bondissaient et roulaient pêle-mêle du haut des bûchers aussi lestement que les buissons pirouettants du désert : tout paraissait bizarrement délesté de poids sous des vents qui auraient atteint, d'après les estimations officielles, près de deux cents kilomètres à l'heure.
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Vous savez bien que l'homme n'est que mémoire, et rien d'autre. Qu'un traumatisme affectif ou autre lui massacre ses souvenirs, et le voilà redevenu l'enfant qu'il était avant que les êtres et les événements n'aient sur lui le pouvoir de vie et de mort. Je veux dire par là une signification définitive qui détermine irrémédiablement notre destin.
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Parmi les plantes avec lesquelles je fis plus ample connaissance, le thym, en tant que représentant symboliques des garrigues, avait tout pour me séduire. Mon père ne tarissait pas d'éloges sur ses vertus innombrables, curatives et gastronomiques. Son nom lui-même, où entrait un parfum de sacré, restituait merveilleusement sa couleur grise, son arôme salubre et énigmatique, ses propriétés sanctifiantes. Son infusion, enrichie d'une gousse d'ail et d'une lumière d'huile d'olive, qui mariait la douceur et la force des baumes, luttait victorieusement contre les maladies les plus redoutables et, prise régulièrement à jeun, garantissait une longue et florissante vieillesse. De plus, le thym appartenait à ces espèces végétales qui arborent en toute saison la verdure du perpétuel été qui les habite. Cades, romarins, lauriers, ifs, cyprès, pins d'Alep, kermès, toutes les essences de la garrigue jouissaient de ce privilège. Il y avait dans ces noms une volupté austère qui me fit penser à l'immortalité.
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Il demeura tout seul parmi ces jeunes Suissesses laiteuses ; leurs mollets ronds, d'une rondeur enthousiasmante, succulents et charnus, leurs nuques frisottées, leurs lèvres pulpeuses mirent ses avantages en révolution. Il ne savait plus où donner des yeux, tant toutes étaient belles, et tant elles l'étaient du bout de leurs orteils à la tête.
Il se calmait. Ces filles tout de même... Elles étaient d'une autre race, elles respiraient la santé, la jeunesse.
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Pelotonnée sous les couvertures, elle frissonna, et d'instinct, tendit ses orteils entre les draps, mais il n'y avait à côté d'elle qu'un emplacement froid : où était-il encore passé à une heure pareille ? Elle se dressa sur son séant, interrogeant le silence de la maison et la nuit qui enveloppait celle-ci.
Elle se leva, pieds nus, enfila un peignoir , et se dirigea vers la fenêtre.
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La jeune femme tomba dans le piège du ciel bleu, de l'air pur, des eaux claires et des prairies en fleurs. La pauvre fille, que rien ne destinait à devenir une montagnarde, se retrouva là-haut dans les nuages : le ciel y était immuablement gris, l'air glacé, l'eau claire peut-être, mais il fallait aller la chercher loin. Les orteils toute la journée dans la boue, un ballot de linge sur la tête, un seau rempli d'eau froide au bout de chaque bras, déjà enceinte et plus fourbue que jamais, elle ne tarda pas à se demander si elle avait vraiment gagné au change.
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Jean Carrière
Il n'avait pas encore l'âge de redouter l'automne et ses pluies éternelles, ses tapis de feuilles pourries,ses relents mortifères, comme si son esprit affamé de chaleur et de lumière filtrait les saisons pour ne laisser la place qu'à un été sans fin.
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S'il avait lu l'Evangile comme on lit le compte rendu des nouvelles dans un journal, il aurait fait une dépression nerveuse. Les principes religieux dans lesquels il avait été élevé avait vidé de son contenu l'essentiel du message évangélique, et à l'exigence d'agir sur le monde s'étaient substitués la prière du soir, la messe dominicale, la communion le jour de Pâques et le respect du credo catholique.
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[...] ... - "Tout ça pour rien !" disait Despuech de sa voix courte et sifflante d'homme qui n'en a plus pour longtemps à vivre et qui voit les choses comme elles sont. Il considérait le remblai de la mine en hochant la tête :

- "Dure qu'il a fait ça pour rien !"

Il avait l'air effondré, il ne cessait de de répéter :

- "Tout ça pour rien !"

L'autre secouait la tête et refusait d'entendre, embastionné dans son secret :

- "J'ai mon secret ... Puisque je vous dis que j'ai mon secret ...

- Quel secret, qu'est-ce que tu nous fatigues avec ton secret," s'impatienta tout-à-coup Despuech, "mais Bon Dieu, regarde !"

Il se baissa péniblement, ramassa une poignée de sable dans les dernières brouettées déversées, l'écrasa dans sa main :

- "Qu'est-ce qu'il te faut de plus ? Tu n'as donc pas compris que tu ne trouveras rien ? Hein ? Tu n'as pas compris que tu ne peux pas en trouver parce que tu t'es trompé de montagne ?"

Reilhan jeta sa cigarette à moitié fumée et laissa tomber ses bras, mains grandes ouvertes - blanc comme un linge. Il n'y avait pas le plus petit souffle d'air, pas une feuille qui bougea. C'était le cas de dire qu'on entendait voler les mouches ; à croire que la forêt n'était qu'un immense charnier.

- "Qu'est-ce que vous dites ?" articula-t-il.

- "Mon pauvre, je dis que depuis des mois et des mois, tu te crèves pour rien : l'Aiqualette, c'est une autre crête que celle-ci, là-bas, derrière ... "

Il désignait la croupe couverte de bois qui n'était pas l'Aiqualette et qui, de ne pas l'être, semblait instantanément étaler au grand jour tares et vices éhontés, insignificiance et stérilité.

A voir la tête que faisait son gendre, il ajouta un peu de pommade :

- "Tu me diras que c'est le même massif, et que la nappe pouvait très bien venir jusqu'ici. C'est ton facteur qui m'a mis la puce à l'oreille en me parlant de la source de Combebelle. Il prétend qu'elle se trouve sur le versant est de l'Aiqualette ... Je la connais, cette source, on y allait quand on était gosses. Et je peux te dire qu'entre cette crête et Combebelle, il y a une autre crête, justement, l'Aiqualette ...

- Hé ! L'Aiqualette ! L'Aiqualette ! Vous commencez à m'emmerder avec votre Aiqualette, et puis voilà !"

L'autre vint lui respirer sous le nez :

- "Même que tu trouverais là-dessus les chutes du Niagara, est-ce que ça changerait quelque chose à ta situation ? Est-ce que tu serais moins con pour ça ?

- Et si ça me fait plaisir, moi, de creuser pour rien ?"

Démasqué ! ... [...]
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[...] ... Evidemment, cet incident ne se serait pas produit, ni la suite, si le vieux maniaque n'avait retardé la fermeture du cercueil en voulant boucher cette fente de crainte qu'elle ne fasse mauvais effet sur d'éventuels clients. Les sept ou huit personne qui attendaient dans la cuisine étaient montées à leur tour, ainsi que M. Barthélémy et, derrière lui, se tenant sur le pas de la porte, blanc comme un linge et à moitié mort de peur, le jeune boiteux. Grand silence, comme tout à l'heure et dehors, grand concert d'insectes : des millions d'élytres proclamant le noir triomphe de l'été (sur de longues aires calcinées comme de hauts plateaux d'Ethiopie, des glaives, des pinces, des couteaux-scies, des mandibules, des machines de guerre, des combats sans merci de chevaliers-homards, des génocides à la gloire d'un dieu minotaure). M. Barthélémy, un peu défraîchi par l'algarade de l'escalier, et atteint dans son prestige, paraissait avoir brusquement vieilli de plusieurs années. Il avait retiré ses lunettes pour les essuyer et on ne voyait plus que ses yeux de myope, des yeux rapetissés, aux paupières chiffonnées et légèrement enflammées. Dépouillé de l'emblème de son autorité, il avait l'air nu, flétri, vulnérable : une huître sans coquille. A la fin, le docteur avait pris la veuve par le bras : "Maintenant, ça suffit comme ça," et il avait ordonné aux deux zèbres de boucler la caisse. Au moment où le vieux s'apprêtait à enfoncer les vis, la veuve s'était penchée vers lui et elle lui avait dit quelque chose à l'oreille ; le vieux avait paru interloqué et il l'avait regardée d'un drôle d'air ; elle lui avait parlé de nouveau doucement à l'oreille, alors il avait hoché la tête et dit : "Bon, d'accord, on va essayer" ; il avait retiré les vis une à une ; les gens retenaient leur respiration et se regardaient sans comprendre ; ils se demandaient ce qui allait arriver, et si la veuve n'était pas subitement devenue folle. Non, elle désirait simplement récupérer le drap, et le vieux s'était exécuté devant une assistance pétrifiée ; par bonheur, la manœuvre avait été facilitée par le fait que le drap s'était presque entièrement roulé au-dessus du corps quand on avait fait basculer celui-ci dans la bière : le vieux n'avait eu qu'à tirer dessus en soulevant le couvercle ; elle le lui avait pris aussitôt des mains, comme on fait avec du linge sale qui traîne lorsqu'un visiteur fait irruption inopinément, et l'avait fourré en boule sous le lit ; M. Barthélémy avait tiré son mouchoir et il l'appuyait discrètement contre le bas de son visage ; d'ailleurs, d'autres personnes en faisaient autant. Il est certain qu'il fallait avoir le cœur bien accroché pour ne pas rendre ses tripes. ... [...]
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Va pour son école, va pour ses livres. Et pourquoi pas, au fond, va pour elle. Chaque être humain, pourvu qu'il fût de cette étoffe, valait chaque être humain, et l’amour vrai, l'amour qui n'était pas du sexe travesti en sublime et en crise de nerfs, c'était peut-être de décider d’aimer n'importe qui, l’habitude faisant le reste.

3107 – [Le Livre de poche n° 5427, p. 444]
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Mais il savait que souvent les dieux se vengent en exauçant nos vœux, sans doute parce que nos vœux n'expriment que nos faiblesses. (330)
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