Citations de Jean-Luc Bizien (253)
Elle sut à cet instant que la maison avait gagné.
Jamais plus elle ne la quitterait.
La jeune femme était partagée entre le rire nerveux et la consternation. Cette idée n’était pas si folle, à bien y réfléchir : la maison était une espèce de refuge aveugle, un cercueil de pierre. Quel secret renfermait-il ? Quelle terrible malédiction nécessitait autant de précautions ? Qui donc trouvait refuge derrière ces fenêtres contrefaites ?
« Cesse de divaguer, ma fille, pensa Sarah. Tu es fatiguée. Encore un effort et tu auras peut-être du travail – et un nouveau toit ! – dès ce soir. »
Elle s’arrêta devant la porte. L’édifice la dominait, semblable à un géant penché au-dessus d’elle. Il s’en dégageait une impression de malaise inexplicable. Une sourde menace semblait suinter de ses murs
Ça n’était pas une soubrette qui se penchait au-dessus d’elle, ni un chat qui glissait son museau entre les rideaux pour observer la rue en contrebas, mais des peintures remarquables, probablement dues à un artiste de renom. Des représentations très réalistes, que seul un observateur concentré pouvait discerner. À l’exception de quelques rares fenêtres bien réelles, la muraille se dressait comme un rempart.
Sarah s’accorda un instant, tandis qu’une main invisible lui étreignait le cœur.
« C’est un tombeau », fit une petite voix dans son esprit.
La jeune femme interrompit brutalement le cours de ses pensées.
L’immeuble était apparu.
Sarah sut immédiatement qu’elle l’avait trouvé. Aucune autre maison ne pouvait rivaliser avec lui. Sa forme massive impressionnait mais, plus que tout, les peintures qui ornaient sa façade retenaient l’attention.
« Des tableaux vivants », se dit-elle en détaillant les trompe-l’œil.
Un crieur la fit sursauter.
— Jeudi 5 juillet ! Boulanger réveille la tribune de la Chambre ! s’époumonait le gamin en agitant un journal. Demandez La Cocarde !
Il ne devait pas avoir plus de dix ans. Une pile de quotidiens sous le bras, il dépassa Sarah au pas de charge et se dirigea droit vers une terrasse de café dans l’espoir de trouver acquéreur. La jeune femme entraperçut la caricature qui s’étalait à la une. Le général Boulanger avait fait sensation trois semaines auparavant. Depuis, l’affaire montait en puissance et divisait les Français.
Sarah détourna la tête, furieuse : voilà que son imagination lui jouait des tours ! Sur le trottoir, son ombre s’était démesurément allongée. Un peu plus loin, le croisement de Saint-Germain et du Boul’ Mich’ grouillait encore de monde. À l’opposé, calèches et omnibus se disputaient âprement la possession du pont Saint-Michel.
La jeune femme se sentit lasse, soudain.
Seule au milieu de la place, Sarah ne savait plus dans quelle direction se diriger. Le soir tombait sur Saint-Michel, emplissant d’encre opaque les porches des immeubles. La jeune femme jeta un œil vers la fontaine. De part et d’autre du bassin, les chimères semblaient rire de sa déconvenue.
Soudain, Augustin se figea.
— Nom de D… s’étrangla-t-il.
Il battit des cils, saisit le trousseau qui pendait à sa ceinture, ouvrit la porte d’une main fébrile et s’avança prudemment sur les carreaux glissants. Il leva la lampe aussi haut qu’il le pouvait et recompta les cadavres à plusieurs reprises. Il dut se rendre à l’évidence : on avait dérobé un des macchabées laissés sous sa surveillance.
Il secoua la tête de droite et de gauche. « Non, se répéta-t-il, ça n’est pas possible. » Les morts ne se relevaient pas. Peut-être le corps, sous l’effet d’une de ces fichues réactions post mortem, avait-il glissé pour tomber de l’autre côté de la table d’exposition ?
Augustin s’avança lentement. La piste encore fraîche se dessinait dans le sang en partie coagulé.
Alors le gardien sentit sa raison vaciller.
Il ouvrit la bouche sur un cri muet.
Il fallait l’admettre : le cadavre n’était pas tombé.
C’était bien pire que cela.
Il s’était enfui !
(…) il ne prêtait plus attention aux dépouilles allongées sur les douze dalles d’exposition. Il n’éprouvait plus aucune pitié pour ces corps nus, alignés comme la viande à l’étal du boucher. Il n’accordait pas le plus petit intérêt à leurs visages gris, maintenus relevés par le bord incliné de la table, afin que tous puissent les morguer à loisir – et peut-être les identifier.
Les corps étaient offerts à la curiosité morbide des Parisiens. Augustin se contentait de les préparer, de les installer, puis de les remplacer par d’autres. « Les macchabées, se dit-il en approchant de la pièce vitrée, c’est pas ça qui viendra à manquer ! » (…)
Augustin ne saisit pas le trait d’esprit. Peu convaincu, il replia la feuille et la jeta d’un geste dédaigneux sur le bureau. Depuis qu’ils s’étaient « ralliés à la république », abandonnant au passage leurs travers monarchistes, les rédacteurs de l’illustre journal s’érigeaient en gardiens d’une certaine morale, qui ne lui convenait pas.
Il s’empara de l’exemplaire du Figaro qui traînait depuis le matin sur la table et le feuilleta machinalement. Le quotidien était en date du jeudi 5 juillet 1888. Comme à l’accoutumée, les pages politiques y étaient traitées avec le plus grand sérieux. Marie François Sadi Carnot y occupait une place de choix, mais Augustin ne lui accorda qu’une attention limitée. En revanche, il plongea avec délices sur les articles consacrés aux Parisiens – grand sujet de moquerie pour les journalistes du quotidien républicain. Piedvache s’attarda sur les pages satiriques. À les croire, une vague de spiritisme submergeait la capitale. Et l’auteur d’ironiser, rappelant aux lecteurs que « plutôt que de spiritisme, les Parisiens feraient bien de se piquer de spiritualité ».
Augustin lâcha un ricanement amer. Et pourquoi pas des pépites, tant qu’on y était ? Il s’amusa de ce soudain accès de romantisme. L’eau de la Seine était immonde – on n’osait plus la boire, même si les autorités affirmaient à qui voulait bien les entendre qu’elle était potable.
— Potable ? grinça Augustin. Pouah !
Seuls les indigents s’en contentaient aujourd’hui. On voulait bien s’y laver le cul ou les frusques, mais la boire ! Il fallait y être contraint.
Augustin se détourna avec une moue écœurée. Il reporta son attention sur le mur devant lui et leva un sourcil réprobateur en notant que le badigeon s’écaillait. Les ouvriers ne savaient plus travailler comme on le faisait autrefois. Était-ce donc si compliqué d’appliquer une bonne couche de chaux ?
Par la fenêtre, le gardien promena un regard morne sur la Seine. Ce soir, la lune était pleine. Ses éclats blêmes s’accrochaient à la crête des vaguelettes. C’était à croire que le fleuve charriait des copeaux précieux.
Augustin Piedvache s’étira. Il émit un miaulement grotesque et demeura un instant bras levés, poings serrés. Puis il se frotta les reins en grommelant une salve de jurons. L’air froid et humide réveillait de vilaines douleurs qu’il ne parvenait à oublier qu’à grand renfort de laudanum.
À l’extrémité de la pièce, un bureau repose, comme une baleine encore hébétée de sentir sous son ventre le contacte râpeux du sable. Un chandelier à sept branches l’illumine. Ses fumerolles hésitent, s’éloignent, titubent, puis plongent vers la voûte en s’accouplant furtivement avant de disparaître. La chaleur des flammes vient souligner le travail exquis du bois, la préciosité du sous-main de cuir. Il n’y a rien sur ce bureau, ou presque. Un encrier de cristal, où s’enfonce avec régularité une plume finement taillée. Et le chandelier, au pied duquel la cire inflige au cuir ses baisers cruels. On n’entend rien dans la pièce, ou presque. Soudain, il trace un rapide croquis, au trait fulgurant. Sa main entreprend alors un curieux ballet au-dessus du carnet. Le dessin apparaît, c’est un profil d’oiseau, une barque, un œil… Satisfait, l’homme contemple son œuvre. Sa respiration s’est accélérée, tandis qu’il rédige à la hâte les dernières lignes…
– Je ne serais pas surpris outre mesure d’apprendre un jour qu’elle milite pour la construction d’un pyramide en plein Palais du Louvre !
L’image était fort cocasse et Sarah en rit de bon coeur – une pyramide élevée au coeur du château, voilà qui relevait de la fantaisie !
Quand Lemaître eut enfin rendu son dernier soupir, le tueur se pencha une dernière fois au-dessus de sa dépouille pour enfoncer le sexe tranché dans sa gorge. Il essuya la lame de son cutter sur le torse du défunt, avant de l’utiliser pour lui prendre une mèche de cheveux qu’il glissa dans une petite enveloppe préparée à cet effet.
La victime a été torturée, ajouta Mautalent en constatant l’importance des émissions sanguines autour de la dépouille. On en saura davantage après autopsie, mais je pense qu’elle était encore en vie quand on lui a fait subir les sévices.
Cédant à une impulsion, Le Guen emboîta le pas à son collègue, avant de refermer la porte derrière lui. Mesnard en fut surpris, mais ne fit pas de remarque. Le Breton se plaça dans un angle de la pièce. Il croisa les bras et posa son regard bleu délavé sur le prévenu. À l’évidence, ce dernier était à deux doigts de craquer.
— C’est un truand habitué des GAV1 ton gars ?
— Non, pas vraiment, admit Mesnard. Comme je te l’ai dit : c’est un pauvre type, qui a déconné. Tu veux en venir où ?
— Au fait que s’il s’accroche à ce point, c’est qu’il a une bonne raison de tenir.