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Citations de Jean-Michel Maulpoix (402)


Voilà bien des années pourtant que les modernes s’efforcent de blanchir le poème de ses fautes en le délivrant de la musique et des images. Amaigri, appauvri, interdit de Chant, le voici devenu un rude et sobre objet de langue, moins fait pour émouvoir ou séduire que pour infuser de l’effroi. Le discours en vigueur ne tolère la poésie qu’à la condition qu’elle se déclare « inadmissible » : coupable d’imposture, elle ne sera lavée de ses crimes romantiques qu’en se livrant à la plus sévère des autocritiques.

Les poètes, pourtant, ne sont ni des enfants prodigues ni d’incorrigibles rêveurs. Ils ne confondent pas les masques et les visages. Si stupéfiantes soient-elles, les images qu’ils inventent consistent en des « fautes calculées[3] » ayant l’indécision et le vacillement du sensible pour objet.


[3] « La métaphore aussi est une faute calculée, une transgression catégoriale (sort-crossing) », Paul Ricœur , La métaphore vive, éd du Seuil, 1975, p. 316.
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Poésie interrompue
La poésie française de ce temps s’est nourrie, jusqu’à l’étouffement, de tout ce qui mine, empêche et paralyse le chant. Ayant pris acte du désastre, elle n’en finit plus de répéter la fracture, le défaut et l’évidement. À de rares exceptions près, elle ne sait ou ne peut plus rien dire de nos appuis possibles, nos raisons de vivre ou nos biens. Incapable de porter secours, de prêter main forte, il ne semble pas qu’elle puisse s’opposer à l’Époque autrement qu’en se désavouant elle-même. Aggraver le réel, durcir le trait, surcharger de noirceur le propos, telles sont désormais, chez nombre de contemporains, les seules réponses possibles.

Étrangère, hostile à ses anciens rêves, fatiguée de son impuissance, honteuse de ce qu’est devenu le monde, la poésie voudrait en finir avec sa propre histoire.
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Ceci est un livre d’adieux à ce qui se perd ou qui a déjà disparu : le poème, tissage de figures, objet de beauté, densité de faits de langue, respiration accélérée ou très lente de la pensée. Évidence et perplexité.

La poésie sur sa fin se retourne mélancoliquement vers les voix chères qui se sont tues. Le poème, tel que nous l’avons aimé, dit-elle, est un objet perdu.

Dire adieu : c’est signifier pourtant que quelque chose doit encore être écrit… En souvenir du poème. Comme on viendrait entretenir sa tombe pour en garder mémoire. Ou construire sa dernière demeure : une simple boîte clouée. « Le minuscule tombeau, certes, de l’âme [2]. »


[2] « Le livre, instrument spirituel », id., p. 275. Cf. également, infra, p.000.
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La poésie touche à sa fin. Elle s’achève à présent.

Peut-être n’y aura-t-il bientôt plus rien à écrire. Peu soucieux « d’extravaguer du corps[1] », les contemporains renoncent à se mesurer à l’impossible avec des mots. Aussi bien que dans la marchandise, ils trouvent dans la stupéfaction leur content. Bousculés dans le tohu-bohu des villes, roulés dans la farine des images, ayant jeté l’éponge, ils ne cherchent plus guère à reprendre pied sur la terre dont ils se sont eux-mêmes exclus.

[1] Stéphane Mallarmé , « L’action restreinte », Divagations, édition de Bertrand Marchal , Poésie/Gallimard, 2003, p. 261.
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Le monde



Extrait 2

  Il y a les routes, les villes, beaucoup de cheminées
d'usines, des plantations d'arbres, des jardins, des
prairies découpées, des champs de maïs, de colza,
de coton ou de riz. Il y a aussi des cimetières, avec
des pierres couchées, debout, penchées, des croix
parfois, des fleurs en plastique ou qui se fanent, de
petits Christs de fer blanc aux bras brisés.
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Le monde



Extrait 1

  Le monde, vous le savez, est tout rempli de signes.
Même les oiseaux avec leurs pattes écrivent des hié-
roglyphes compliqués sur le sable.

  Les traces humaines sont dans l'ensemble peu
profondes, fragiles et incertaines. assez insistantes
toutefois pour modifier la forme du paysage.
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Antoine Emaz

Critique... cela veut dire que l'œil est tourné contre soi et vise à faire sauter le petit habitacle de tête. La critique est intéressante pour sa capacité de destruction ou, plus gentiment dit, de questionnement.
Il faut en finir avec un poétique gluant, repéré d'entrée parce que c'est fait pour ; en finir aussi avec l'aseptisé, le clinique, le techniquement parlant parfait. Que la musique soit métrée ou dissonante m'importe peu si elle révèle une voix, une main, une mémoire et un désir.
*
Tâcher d'aller au bout de sa langue en pesant ses mots, ~ en les risquant aussi, à peu près ça. je ne sors pas d'un refus du jeu. Les poèmes plaisants sont peu supportables ; mieux vaut vivre. Il faut une tension maximale, même pour aboutir au calme, à la douceur. Précisons : une tension extrême sur la langue. Un événement bouleversant peut produire cette tension, tout autant que l'impossibilité de rendre un ciel un soir.
*
On ne va pas faire comme si... Ce monde est sale. Et il n'en est pas d'autre. Au bout de la critique, ce n'est pas du chant qui vient ; dans l'effondrement de la louange et de l'espoir naît une parole tentée malgré, fragile, mais sûre de sa mémoire. Une parole qui ne tient que parce que c'est elle ou rien. Et rien, ce serait pire, non ?
*
Pas de lyrisme sans confiance dans la langue ; à l'inverse, pas de critique sans défiance, suspicion. Lyrisme critique serait donc une contradiction. Mais de fait, dans le mouvement d'écrire, il y a bien une double force : élan et frein, lâcher et serrer, risquer et crisper, libérer et contraindre... Un poème s'écrit à travers ces oppositions ; la force est à la fois contrôlée et sans maître, de façon variable... Celui qui écrit sait et ne sait pas écrire, à la fois. Sinon, il vaut mieux ne pas parler d'un poème mais d'un exercice amusant ou précieux, voire d'une simple fuite de mots.
*
L'émotion demeure motrice du poème et enjeu de sa réception. Si le poème me reste étranger comme un bel objet dont je peux admirer le fonctionnement sans être happé par sa mécanique de précision, c'est un mauvais poème, pour moi.
Je dis “ pour moi ” car je ne sais pas trop ce que doit être un poème avant de lire, d'écrire. D'où ma gêne par rapport à tout art poétique : aucun désir de formater.
Ecrire, c'est peut-être risquer une parole en-deçà de la question, avant ce qui deviendrait question si l'on travaillait dans l'ordre de la pensée, peut-être. Saisir sans comprendre ? La formulation ne va pas, mais ce qu'elle vise est juste. Il s'agit bien de saisir un mouvement de vivre, comme un remous, une convulsion, un soubresaut, une tension brusque… On ne localise pas forcément précisément où ça se passe, mais il y a bien cet essorage brutal et sans mots. Le poème, alors, c’est tenter de voir.
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Antoine Emaz
“ Je ne pense pas, je note ” (Pierre Reverdy)

Le lyrisme, même dans l'élégie, garde un souci de la Beauté ; il est chargé positivement. Voilà ce qui me gêne, même si j'aime que d'autres poursuivent ce “ rêve de pierre ” : il importe que tous les chemins soient entretenus et même prolongés, on ne sait pas par où passeront les horribles travailleurs, demain.
Mais pour ma part, la critique réactive toujours le manque ; elle ramène à ce contre-espoir qui n'est pas l'écrasement, plutôt une sorte de mode de vie dans le vrai, autant que possible. Les mots ne compensent rien ; écrire n'embaume pas. Par contre, on peut leur demander d'être tenaces, en mémoire comme dans l'œil. Les mots sont des poux.
*
Si lyrisme critique équivaut à élan sans envol, écriture malgré, conscience du mur et du bout de souffle... je peux m'y retrouver. Une écriture de “ la saveur du réel ” au sens où l'entendait Reverdy, en quelque sorte.
Reste motrice cette contradiction entre persistance du désir et permanence de l'obstacle. On décline cela de façons multiples, selon le poids, pour chacun, de l'intellect ou de l'expérience. Au bout, il n'y a plus aucune hiérarchie, mais je dis bien au bout.
On se tient face à une urgence double, de langue et de vie ; chacun se débrouille, se dépêtre, se débat dans ce réseau parcouru d'intensités diverses de mémoire, de pensée, de sensation, d'émotion, de son... Aucun ne sait ; mais cela n'a pas d'importance si nous demandons d'abord au poème de nous faire entrer dans son propre champ de forces, et de rouvrir l'espace interne nécessaire pour respirer.
Le poème viserait, très diversement, un être-ensemble-en-face, et de l'air.
*
Le singulier doit rejoindre le commun, sans se perdre : tous les moyens sont bons. Il ne s'agit pas de baisser la garde par rapport au dehors, d'accepter de plier ou de racornir l'exigence, mais de garder conscience que, même portée à sa limite, l'expérience doit rejoindre. Ou bien on choisit de crever écrit, seul.
Au fond, un poète a peu de choix; il n'anticipe pas ; il va. C'est pauvre dans ces eaux-là, sans panneaux de signalisation ; souvent les mots résonnent comme des pas dans un lieu vide et vaste ; souvent ça sonne comme un rire de crâne, encore émouvant parce qu’en bout de langue il fait froid et on tremble.
Cet espace-là : lyrique ? critique ? Mots posés comme des balises sans ancres. Il y a des vies écrites, des poèmes vifs ; il y a du vrai ou non. On avance à l'oreille. “ Vrai ” gêne: il faudrait entendre une vérité comme repliée à l'intérieur de la voix, comme ce qui fait la voix telle qu'elle est... Une sorte de vrai sans lieu hors poème, mais parfaitement audible sans être saisissable. Quelque chose comme ça.
*
Un poème n'est pas un suicide de langue. Si nécessaire, il peut aller jusqu'à une langue dépeuplée et parcourue de vents pour quasi plus personne, mais cela ne le justifie ni ne l'invalide. Seule la nécessité, perçue par le lecteur, je ne dis pas le public, constitue le poème comme poème.
Je suis d'un travail ; voilà qui devrait sembler simple. Personne n'écrit pour pousser la mise littéraire sur le rouge ou le noir. Peut-être qu'il faudrait prendre en compte cette solitude d'écrire-vivre : le poème rebondit au bout de cela, sans chercher aucunement à marquer des points ou délimiter un territoire. Il est déjà tellement dérisoire dans sa fragilité, son risque et sa difficulté d'être.
Alors, bon.
*
Critique, donc. Mais que cette force négative soit peut-être d'abord dirigée contre soi, que la conscience d'écrire soit tenaillée. Un texte lyrique tient moins par son flux, épanchement, débordement, que par l'énergie qui le contient et l'informe.
Au fond, ce qui m'intéresse, c'est la critique posée d'entrée, avant tout, après tout. J'ai l'impression que s'il n'y a pas, dans le temps même où la liberté du poète se charge de langue, une conscience aiguë de la limite, de la fragilité et du dérisoire, très vite la page ne porte plus qu'un bruit de langue, un ronflement, une musique d'édredon ou une fanfare.
*
C'est vrai qu'un peu de ménage ne fait pas de mal. De là à dire “ je sais ”, il y a une marge ; il conviendrait peut-être mieux d'aller au bout d'un “ je ne sais pas ”, à travers les œuvres, toutes les œuvres, et d'examiner à chaque fois ce qu'elles proposent comme possibles. Le neuf n'est jamais dans les cases prévues à son effet.
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J'aime les nuages...
(A propos de Charles Baudelaire)

"Les poètes, les artistes et toute la race humaine seraient bien malheureux, si l'idéal, cette absurdité, cette impossibilité, était trouvé. Qu'est-ce que chacun ferait désormais de son pauvre moi, de sa ligne brisée ?"
Charles Baudelaire

La modernité, c'est le sujet pris dans l'histoire. L'homme qui naît, qui souffre et qui meurt. Avec ses affections, ses vices, tribu payé au temps et à autrui. Les avatars singuliers d'une disparition, rien de plus. A chacun, comme le souhaitait Henri Michaux, de s'en tenir à "son transitoire". Sur la terre, l'homme est en transit. Aussi lui appartient-il d'assurer quantité de transitions, d'être un lieu de passage autant qu'un passager, et parfois de se consoler un peu de sa finitude en permettant au fini de transiter sur le papier vers une apparence d'infini.

Comme le sujet même qui l'arpente, la modernité est mobile et discontinue. Le "rôdeur parisien" s'inscrit dans une économie aléatoire de relations horizontales, de visages à visages, celle-là même que suppose la grande ville, en lieu et place de l'idéale économie romantique des relations verticales, qui privilégiaient le "pâtre-promontoire" et son mouvement inspiré vers quelque transcendance. Quand se retrouve, chez Baudelaire, ce mouvement d'élévation, c'est par excellence ou par défaut dans la solitude de la chambre, "à une heure du matin", lorsque l'artiste retranché loin de ses semblables endormis appelle à lui la grâce de quelques beaux vers. Le reste du temps, la verticalité est barrée, étouffée d'un "couvercle", ou tout juste entrouverte par le parfum d'une chevelure dans laquelle s'enfouit le visage.

Ce n'est pas par hasard que se répète dans la poésie de la seconde moitié du XIXe siècle, avec Baudelaire puis Mallarmé, l'image de la fenêtre et de son vertical écran transparent, lieu de voyance et d'aspiration, mais aussi bien écran de séparation que l'on ne saurait franchir. La fenêtre figure elle aussi le transitoire, ou l'impossible transition : on ne peut que donner sur, donner sur autrui, donner sur le monde, donner sur l'Azur. L'accès transparent est fermé. La transparence même fait écran. Celui qui troue "dans le mur de toile une fenêtre" ne sera que "pitre châtié", ayant trahi la loi de l'Art qui ne saurait être autre chose qu'un simulacre, un effet de miroir. Au lieu de permettre au sujet de s'échapper vers le céleste ou vers le monde, la fenêtre poétique -qui est aussi bien la page blanche peu à peu noircie- lui renvoie indéfiniment sa propre image. Elle devient ce ténébreux lieu de voyance où le "je" vit et souffre "dans d'autres que lui-même". Elle participe à la dépersonnalisation et à la pluralisation du "moi" qui ne peut plus s'identifier que dans une kyrielle de "je suis" : "Je suis un cimetière", "je suis un vieux boudoir". "Je" est le lieu où se recueillent les dépouilles de la vie d'autrui. Poème et poète sont un même sépulcre.

La fugacité fiévreuse du "Peintre de la vie moderne" anime le premier Petit Poème en Prose du Spleen de Paris, texte rapide, allègre, mobile où l'on questionne l'étranger, homme de passage et sans attaches, sur ce qu'il aime le mieux. Après avoir écarté la famille, les amis, la patrie, la beauté ou la richesse, il affirme: "J'aime les nuages... les nuages qui passent... là-bas... les merveilleux nuages!". Amour du fugace et de l'insaisissable, autant dire amour de rien d'autre que du mouvement même et de ses plus légères concrétions; amour, dans le présent, de ce qui s'en échappe, amour d'une aspiration indéfinie, merveilleuse en ce qu'elle allège, élève, et dégage des "miasmes morbides" pour emporter dans les "espaces limpides". Ce que le poème "Élévation" des Fleurs du mal formule comme un programme mystique, avec une certaine grandiloquence, "L'Étranger" le répète sur le mode mineur, d'une manière plus moderne, en inventant la forme volatile de la légèreté et la fugacité qu'il évoque.

Ces nuages circulent au-dessus de la ville qui est, chez Baudelaire, le paysage moral de cette indéfinie transitivité. "Avec son absence de végétation, sa laideur, son asphalte, sa lumière artificielle, ses effondrements de pierres, ses péchés, sa solitude dans les tourbillons humains" , avec son électricité, son gaz, son goudron, son charbon et ses machines à vapeur, elle concentre en soi le moderne qui se caractérise par "une diminution progressive de l'âme et une domination progressive de la matière". C'est le lieu de l'actuel et de l'hétérogène, de la discordance, du télescopage, de la surprise, de la bizarrerie. C'est le royaume de l'artifice et l'envers de la nature. Tout le contraire des lacs, des vallons protecteurs et autres bosquets lyriques. Un lieu d'"atrophie de l'esprit", d'emportement et de divertissement, qui menace l'intégrité du sujet. L'expérience limite de la ville est en effet la déréliction: une chute perpétuelle dans le "sans-fond" de la modernité. "Hôpital, lupanars, purgatoire, enfer, bagne", la ville devient alors chez Baudelaire une accumulation de lieux maudits, ou plus simplement de "mauvais lieux". Elle se personnifie sous les traits d'une "énorme catin". Elle fascine et horrifie à la fois en jetant au visage "l'horreur de la face humaine" . Baudelaire décrit ce puissant répulsif comme un Enfer, mais il y reconnaît aussi un fantastique lieu de connaissance, un prodigieux excitant. L'Enfer est autrement plus intéressant qu'Honfleur...

Devenu "peintre de la vie moderne", le poète est "ce solitaire doué d'une imagination active, toujours voyageant à travers le grand désert d'hommes." La grande ville, en effet, s'offre telle un lieu où rôder. Baudelaire avait songé à intituler les Petits Poèmes en Prose "Le promeneur solitaire, ou le Rôdeur parisien ", ce qui n'est pas la même chose, car ces deux formulations impliquent deux univers, deux types de déplacements, deux solitudes et deux figures du sujet différentes. Le promeneur solitaire, c'est par excellence Jean-Jacques Rousseau: l'homme de la Nature, dont la marche même tend vers l'élévation d'une prière, et qui se purifie pour se réunir à lui-même et à Dieu. Au contraire, le rôdeur, comme son écriture, a "mauvais genre": cette créature urbaine autrement précaire et isolée, menaçante et menacée, traverse un univers d'artifice, se heurte à ses propres reflets, et ne peut rejoindre le giron d'aucune transcendance. Ainsi que l'écrit Claude Mouchard, "le rôdeur est en proie à soi" autant qu'à la cité où il rôde . Lieu de la multitude et de la solitude, la grande ville est cet endroit où la question de l'être de l'homme est le plus cruellement posée. On s'y reconnaît hors de soi, égaré dans la misère du visage d'autrui. La foule est ainsi pour le poète un lieu de souffrance et de jouissance, la vaste chambre des plaisirs et des tortures de l'Héautontimorouménos. Le poète y jouit de sa propre dépersonnalisation, comme de sa projection imaginaire en autrui et de l'inventaire patient de ses vices. : "Celui-là qui épouse facilement la foule connaît des jouissances fiévreuses, dont seront éternellement privés l'égoïste, fermé comme un coffre, et le paresseux, interné comme un mollusque."

La ville est ouverte comme un gouffre et comme un livre. Telle une figure de la conscience même, fascinée par le double appel du vide et du sens. C'est, dans la ville, le vide même qui signifie en sollicitant tous les sens. Dans ce plein d'êtres, ce plein d'objets qui n'est en réalité que néant, il y a quelque chose à lire, une série de signes, ou de simulacres : l'Ennui, le Péché, la Lésine, l'Hypocrisie, tout le catalogue des vices et des douleurs incarnées. Comme sur les catalogues des Grands magasins, ces divers habillements de l'âme humaine ont leurs mannequins: le pauvre, la petite vieille, Mlle Bistouri, le fou, la Vénus, le chien, le vitrier. C'est cela le réel, quand il vient pousser sa prose jusque dans le poème : un album de profils furtifs, une galerie de glace déformantes, un bottin de demi-mondaines, une bible profane de la mythologie moderne. Telle est la ville avec ses hiéroglyphes et ses allégories. Le poète en est à la fois le guide, le témoin, le passant et l'herméneute. Il rôde, il témoigne, il souffre, il déchiffre. Il épingle les spécimens les plus curieux. Il devient un amateur maniaque du bizarre. Il fait collection de nuages.
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Autour de l’amour comme de la disparition, ils se rassemblent. A l’église ou ailleurs, ceux qu’on appelle « les proches » et que l’on voit si peu, reviennent, endimanchés, quand l’une à l’autre deux vies s’accrochent, ou quand l’une, toute seule, ayant fait son temps, s’éloigne et se désunit. Encore sont-ils moins nombreux, pas tout à fait les mêmes, ni versant la même espèce de larmes, lorsqu’il s’agit d’accompagner qui s’en va. Ici des parents, là des enfants peut-être, au mieux quelques amis fidèles, présents du bonjour à l’adieu. Les affections, les solitudes, les photographies de famille, sont de natures diverses.

Ici comme là, beaucoup de fleurs, trop de fleurs, en bouquets ou en gerbes... Des retrouvailles, des bonjours, des mines. Dans l’église, les mêmes bruits de chaises, presque les mêmes toux. Près de l’autel, où tous deux se tenaient côte à côte, silencieux, elle de blanc vêtue, lui costumé de neuf, intimidés et attentifs, un peu transis, c’est une boîte à présent, couchée, recouverte de velours rouge. Quelqu’un n’y entend pas ce que l’on dit de lui, n’écoute aucun cantique ni ne voit couler aucune larme. Quelqu’un qui n’a rien à répondre. Quelqu’un qui s’en retourne d’où il est venu. Quelqu’un à peine ou déjà plus, ne pouvant serrer la main de personne, quelqu’un qui sortira de là sur des épaules, s’en ira dans un camion gris, sans klaxon ni ruban, pour passer sous la pierre sa première nuit de poussière.
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Le bleu ne fait pas de bruit...

…..

Le bleu ne fait pas de bruit.

C’est une couleur timide, sans arrière-pensée, présage, ni projet, qui ne se jette pas brusquement sur le regard comme le jaune ou le rouge, mais qui l’attire à soi, l’apprivoise peu à peu, le laisse venir sans le presser, de sorte qu’en elle il s’enfonce et se noie sans se rendre compte de rien.

Le bleu est une couleur propice à la disparition.

Une couleur où mourir, une couleur qui délivre, la couleur même de l’âme après qu’elle s’est déshabillée du corps, après qu’a giclé tout le sang et que se sont vidées les viscères, les poches de toutes sortes, déménageant une fois pour toutes le mobilier de ses pensées.

Indéfiniment, le bleu s’évade.

Ce n’est pas, à vrai dire, une couleur. Plutôt une tonalité, un climat, une résonance spéciale de l’air. Un empilement de clarté, une teinte qui naît du vide ajouté au vide, aussi changeante et transparente dans la tête de l’homme que dans les cieux.

L’air que nous respirons, l’apparence de vide sur laquelle remuent nos figures, l’espace que nous traversons n’est rien d’autre que ce bleu terrestre, invisible tant il est proche et fait corps avec nous, habillant nos gestes et nos voix. Présent jusque dans la chambre, tous volets tirés et toutes lampes éteintes, insensible vêtement de notre vie.
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Amertume de la mer

La mer attend son large, cherche ses eaux, désire le bleu, crache et crie, s’accroche et défaille, quand son écorce et sa coquille se brisent, et la fragile ardoise de ses clochers, et tous les verres qu’elle a vidés puis jetés derrière les taillis.

La mer chuinte au soir et peluche, avant de s’endormir, la tête entre les bras, comme une enfant peureuse, quêtant dans la nuit calme des idées d’aurores et d’émoi, encore un peu de vin, de vent et de clarté, un peu d’oubli.

Son gros cœur de machine s’effondre dans son bleu ; sa servitude quémande son salaire de sel : quelques gouttes, un bout de pain, un butin si maigre, pas même de quoi gagner le large après tant de vagues remuées tout ce temps !

Elle brûle de se défaire du ciel qui la manie, la flatte ou la conspue : ô ces ailes qui lui manquent, cet horizon partout à bout portant ! Verra-t-elle jamais se lever son jour, dans la pénombre d’un prénom de femme ?

Elle n’a ni corps ni chair à elle : elle revient de nulle part et parle de travers, elle rêve à autre chose ; elle parle et rêve de choses et d’autres : pourquoi donc ne pas dire que le temps à midi s’arrête au fond d’un lac ?

On prétend que le bleu perle sous sa paupière : on la croit folle, elle se désole, rêvant pour rien de branches et de racines, assise sur une espèce de valise en cuir au bout de la plage où personne ne viendra la chercher.

Quelle nuit, quel jour fait-il dans sa tête engourdie de femme assise ? Elle ouvre en grand les bras aux enfants accourus du large. Il lui plaît d’exciter leurs rires et leurs éclaboussures, de baigner les pieds nus, de lécher la peau claire.

Mais vivre n’est pas son affaire : elle ne raconte pas son désir, fiévreux d’images et de rivages ; elle n’ira guère plus loin que ce chagrin-ci, d’un impossible bleu lavande, celui d’anciennes lettres d’amour et de mouchoirs trempés.

La voici d’un gris de sépulcre, avec tout ce vide autour d’elle, cueillant la mort d’un baiser brusque, suçant le noyau et crachant le fruit, titubant comme le souvenir, priant parfois très bas, brisant après le rêve la cruche qu’il a vidée.

Son cœur est un abîme qui recommence jour après nuit la même journée obscure, qui chante de la même voix brouillée le désordre et le bruit, qui va, lavant sa plaie, toujours poussant pour rien son eau pauvre en amour.
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Ses robes, il faudrait en parler.



Cette manière qu'elle a d'en changer. D'en découdre avec la terre, avec le ciel. Ses ourlets blancs qui se déchirent et se rapiècent. Ses déforques d'algues à marée basse sur le sable mouillé. Ses fourures et ses boléros quand elle s'en va danser au large. Et ce bleu, ce vieux bleu fétiche qui en voit de toutes les couleurs quand elle retrousse ses manches et se met au travail.



Les tentures brodées de myosotis et les miroirs profonds encadrés de faïence avouent quelle nostalgie l'habite. Ici se dissimule une vie recluse de femme, avec ses paquets de lettres noués de rubans violets, ses dentelles mauves, ses coffrets de turquoise, et toute la bijouterie des saphirs, des émeraudes et des perles, la pacotille des verroteries et des pendentifs de nacre, et quantité de fleurs exotiques aux tons indescriptibles piquées dans les vases de procelaine dont aucune main humaine ne change jamais l'eau.
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Une incertaine église



Extrait 1

Orthodoxie du bleu.

Il va pieds nus derrière le bleu.

Il marchera longtemps vers l'horizon, sous l'abside forti-
fiée du ciel, pour le grand sacerdoce de la mer et sa litur-
gie d'algues sombres.


p.55
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La mer attend son large, cherche ses eaux, désire le bleu, crache et crie, s’accroche et défaille, quand son écorce et sa coquille se brisent, et la fragile ardoise de ses clochers, et tous les verres qu’elle a vidés puis jetés derrière les taillis.

La mer chuinte au soir et peluche, avant de s’endormir, la tête entre les bras, comme une enfant peureuse, quêtant dans la nuit calme des idées d’aurores et d’émoi, encore un peu de vin, de vent et de clarté, un peu d’oubli.

Son gros cœur de machine s’effondre dans son bleu; sa servitude quémande son salaire de sel: quelques gouttes, un bout de pain, un butin si maigre, pas même de quoi gagner le large après tant de vagues remuées tout ce temps!

Elle brûle de se défaire du ciel qui la manie, la flatte ou la conspue: ô ces ailes qui lui manquent, cet horizon partout à bout portant! Verra-t-elle jamais se lever son jour, dans la pénombre d’un prénom de femme?

Elle n’a ni corps ni chair à elle: elle revient de nulle part et parle de travers, elle rêve à autre chose; elle parle et rêve de choses et d’autres : pourquoi donc ne pas dire que le temps à midi s’arrête au fond d’un lac?

On prétend que le bleu perle sous sa paupière: on la croit folle, elle se désole, rêvant pour rien de de branches et de racines, assise sur une espèce de valise en cuir au bout de la plage où personne ne viendra la chercher.

Quelle nuit, quel jour fait-il dans sa tête engourdie de femme assise? Elle ouvre en grand les bras aux enfants accourus du large. Il lui plaît d’exciter leurs rires et leurs éclaboussures, de baigner les pieds nus, de lécher la peau claire.

Mais vivre n’est pas son affaire: elle ne raconte pas son désir, fiévreux d’images et de rivages; elle n’ira guère plus loin que ce chagrin-ci, d’un impossible bleu-lavande, celui d’anciennes lettres d’amour et de mouchoirs trempés.

La voici d’un gris de sépulcre, avec tout ce vide autour d’elle, cueillant la mort d’un baiser brusque, suçant le noyau et crachant le fruit, titubant comme le souvenir, priant parfois très bas, brisant après le rêve la cruche qu’il a vidée.

Son coeur est un abîme qui recommence jour après nuit la même journée obscure, qui chante de la même voix brouillée le désordre et le bruit, qui va, lavant sa plaie, toujours poussant pour rien son eau pauvre en amour.
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Apprentissage de la lenteur
 
 
L’Indre coule à peine, comme l’eau des miroirs.
De grosses poules se baignent les pattes, et de minces araignées
patinent parmi les reflets.
Ce sont des phrases écrites naguère, ces papillons posés dans
l’herbe, ces coups de cisailles dans le bleu que font les chants
d’oiseaux, et ce rêve de cheveux à l’endroit délicat du cou, en
regardant partir à peine la rivière qui retient le temps entre ses
rives de feuilles.
Le voyageur apprend sa vie. Non pas revenu, mais rendu pour
quelques heures à ce qui est, plutôt qu’emporté vers ce qui
n’est pas encore, ou se retournant vers ce qui n’est déjà plus.
Le voyageur est immobile ; c’est le temps qui coule en lui,
comme sur l’Indre quelques feuilles et beaucoup de reflets.
Au même instant lié et détaché, semble-t-il, comme cette
eau calme entre ses rives, hésitant autour des graviers et
des petites îles d’herbe.
Des pluies tombées ailleurs coulent ici à l’horizontale.
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Il se fait tard et nous sommes seuls, personne
ne pourra nous entendre.  Vous vous aimez ?
Alors pardonnez-moi de vous le répéter avec
tant d’insistance : prenez soin de lui et prenez
soin d’elle ! Vous aurez tout loisir, le moment
venu, de rendre hommage avec vos larmes à la
dalle de pierre et à la boîte en bois, au rameau
d’olivier et au bouquet de roses en plastique…
Mais pendant qu’il est temps, serrez les vivants
dans vos bras, pressez-les contre vous : la caresse
est facile tant que la chair est tiède et douce au
toucher ! Quand elle sera devenue toute molle,
ridée, malodorante, ou déjà froide et dure, c’est
à peine  si vous saurez encore tendre la main !
Votre tendresse alors sera mêlée d’effroi. Crai-
gnez,  je vous en conjure,  que ce cristal ne se
brise où la vie montre encore sa lumière !
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L'amour conduit le lyrisme à remodeler indéfiniment le langage, à mettre en cause les règles et les formes, à s'aventurer vers les territoires de la musique et du silence. (121).
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On a rentré les bulbes dans la serre, les géraniums et les chaises de fer. On s’abrite, on souffre avec le givre, et l’on voudrait des mots intacts aux lettres repliées qui écloront comme une jacinthe peu de jours avant Noël, à hauteur d’un regard d’enfant, rose ou bleue sur le rebord de la fenêtre.
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La nuit tombe ainsi sur la mer, d’une exacte coulure, avec de l’or et du pollen, propageant une lumière de sel sur le pays qui dort. Il y a, plus bas que la nuit, le regard d’insecte de la mer et la palpitation de ses milliers de fibres.
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