En 1959, lorsque Jerzy Andrzejewski écrit ce livre, il a quitté le parti communiste polonais depuis 3 ans, après en avoir été un soutien, et un député assidu.
Comme la Pologne à ce moment, un pays resté profondément catholique, il revient avec « les portes du paradis », vers une approche plus mystique de l'histoire de son pays.
Certains voient dans ce roman, une réécriture du récit de Marcel Schwob publié en 1896, intitulé « la croisade des enfants », « de manière à faire lire dia – et anachroniquement, une oeuvre par l'autre » (Didier Coste in Marcel Schwob d'hier et d'aujourd'hui)
La référence à Schwob n'est pas neutre, en effet, l'auteur « des vies imaginaires », propose de soustraire la biographie à la question de la vérité, proposition qui influença Borges, et bien d'autres, comme ce dernier le reconnut enfin dans la préface de l'édition espagnole de 1986.
Si « Les portes du paradis » s'appuient sur la croisade des enfants, le roman de Schwob et le fait historique qu'il décrit, le livre d'Andrzejewski est avant tout l'histoire d'une illusion ou des illusions qui travestissent la réalité :
- Illusion des chrétiens persuadés de devoir libérer le tombeau du Christ tombé aux mains des infidèles.
- Illusion de ceux qui décident des croisades, surtout pour des raisons de politique interne comme nous dirions actuellement.
- Illusions des croisés convaincus de la pureté de leur engagement.
- Désillusion du retour.
Si je m'autorise une parabole, ce livre qui reste un classique en Pologne, est aussi une tentative masquée de dénoncer la situation économique et politique de la Pologne d'alors. Pour mémoire, le pays fait sa première crise d'anti-communisme en 1956 et conduit l'URSS à nommer un polonais (Gomulka) à la tête du PC. Celui-ci entreprend alors, une dé-collectivisation des terres, crée des conseils ouvriers, et desserre l'étau autour de la religion. Il libère le cardinal Stefan Wyszyński emprisonné à la demande de l'URSS en 1953. Ce mouvement est connu sous le nom d'Octobre Polonais ; hélas, la réalité rattrape très vite ce souffle de liberté et le réduit à une parenthèse.
Mais revenons aux « Portes du paradis », l'histoire, simple dans sa trame, s'appuie sur quelques personnages principaux, outre le millier d'enfants censés les suivre :
Jacques le Trouvé, un enfant abandonné, trouvé le jour de la Saint Jacques, et recueilli par le ferronnier de Cloyes, d'où son nom de Jacques de Cloyes.
Maud, la fille du ferronnier, amoureuse de son frère adoptif.
Robert, le fils du meunier de Cloyes, amoureux de Maud.
Philippe, le confesseur, accompagnateur de la croisade.
Blanche, la fille perdue.
Alexis de Missen l'enfant grec enlevé par les croisés et ramené en France.
La communauté rurale de Cloyes, vit d'agriculture et d'élevage, les enfants gardent le bétail : « Jacques nous enjoignit encore de rentrer chacun chez nous et de traire pour la dernière fois les bêtes confiés à notre garde »
Jacques est un mystique, il exerce une autorité spirituelle sur les jeunes pâtres : « Il levait les mains à sa bouche et jetait dans l'espace ouvert et dans le silence un cri guttural….à ce cri de tous les coins du pâturage les pâtres se levaient et répondant de la même manière de leurs voix encore enfantines commençaient à rentrer les vaches encore dispersées… »
Un matin, après trois jours de retraite dans sa hutte, il délivre un message à 14 jeunes pâtres et pastourelles : « le seigneur Dieu tout-puissant m'a révélé que face au lâche aveuglement des rois, des princes et des chevaliers il convient que les enfants chrétiens fassent grâce et charité à la ville de Jérusalem qui est aux mains des Turcs infidèles… »
Ils partent.
Maud avoue en confession à Dieu, puis au confesseur : «si ce n'est pas l'amour de vous qui me fit quitter père et mère et qui me pousse maintenant vers le lieu lointain de votre sépulture, mais il y a un autre amour en moi, un amour qui emplit toutes mes pensées et mon corps tout entier… »
Robert lui n'est parti que pour protéger Maud : « je n'ai jamais voulu être un fils dénaturé et pourtant j'en suis devenu un, tout cela, mon père, par amour d'une fille qui a nom Maud… »
Blanche et Alexis se débattent dans un trip « mensonge, sexe et trahison », cherchant eux aussi comme Maud, l'absolution de leurs péchés, qu'ils avouent dans des versions différentes selon les interlocuteurs. Eux aussi sont tous les deux amoureux de Jacques…
La troupe progresse, au rythme de l'écriture du livre, du début à la fin, une seule phrase nous emmène, pendant 150 pages, sur les chemins, ponctuée de virgules et d'ornières, cahotante et lisse à la fois, pierreuse parfois, surmontant les obstacles, dévorant tout sur son passage, créant espoir et désespoir, ombre et lumière, orage et temps clair :
« …qu'il se rendit compte du nombre de jours et de nuits qui dans leur écoulement indifférent, mais aussitôt qu'il l'eut pensé il comprit que les jours et les nuits qui allaient rythmer leur route ne seraient pas porteurs d'une longue indifférence mais au contraire de chaleurs torrides, de tempêtes et d'averses tournoyantes au-dessus de grands espaces découverts, de pluies lancinantes et de de coups de soleil et de tout ce que le ciel et la terre des jours et des nuits peuvent charrier d'hostile à l'homme, que ces jours et ces nuits impossibles à dénombrer les poursuivraient impitoyablement tout le long de la route… »
La phrase est dans la phrase comme le chemin est dans le chemin.
Cette phrase pourtant, n'est pas univoque, elle est portée par le ciel et la terre, les forêts, les champs et les plaines, elle est traversée par les pensées tourmentées des marcheurs qui viennent, comme des tourbillons de mots, s'enrouler autour du lecteur par intermittence et de façon récurrente :
« …les nuits donc remplies du bruit monotone de quelques milliers de pas… »
« …la foi confiante et l'innocence des enfants sont à même d'accomplir les plus grandes merveilles… »
« …comme si à chaque fois que ses pieds lourds et enflés touchaient terre il essayait de la pénétrer du mieux qu'il put… »
« …car ce n'est point le mensonge mais la vérité qui tue l'espoir… »
Comme si ceux qui les prononcent voulaient se convaincre de la justesse de leur point de vue.
Cette phrase unique enferme la croisade et les marcheurs dans un cocon, qui vu d'en haut, parait lisse, homogène et parfait. Dès que l'on pénètre à l'intérieur de ce cocon, les passions se déchaînent et le mensonge, ou la duplicité, règnent en maîtres.
Robert et le confesseur représentent le principe de réalité, s'ils jouent le jeu de la croisade, ils n'en sont pas dupes.
« …c'est maintenant qu'il faudrait que je me retourne et de tout mon être, bien que seul et solitaire, j'essaie d'endiguer c cortège de folie, de folie et d'innocence, d'innocence et de désirs, de désirs et de mensonges, mais je ne trouve pas assez de force en moi pour m'opposer à mes espoirs et à mes désirs… »
Maud est subjuguée par Jacques, elle avoue au confesseur « aimer son péché » mais attend son absolution pour être sauvé de l'enfer. le personnage de Jacques est le plus ambiguë, il joue de son autorité, accordant et retirant ses faveurs, jouant l'illuminé, le messager de Dieu.
Le millier d'enfants, comme un paysage, servent de décors, ils piétinent, portent les dais et les oriflammes.
A mesure que la croisade avance l'écriture s'accélère, nous révèle de plus en plus de secrets sur les personnages et leurs côtés obscurs, la progression des marcheurs sur le chemin de Jérusalem est identique à notre progression dans la connaissance des personnages, nous marchons avec eux et partageons leurs pensées, entendons leurs confessions, comprenons pourquoi ils sont partis.
C'est la confession ultime, celle de Jacques de Cloyes, qui libère notre lecture et révèle les secrets qui lient entre eux les personnages. Mais à vous de le découvrir en lisant « Les portes du Paradis » le livre inoubliable de Jerzy Andrzejewski !
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